Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autre part la connaissance propre au génie ne se porte point sur les rapports, il s’ensuit qu’un homme prudent, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est prudent, manque de génie, et, réciproquement, qu’un homme de génie, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est homme de génie, manque de prudence.

En définitive, la connaissance intuitive, à laquelle ressortit exclusivement l’idée, se trouve en somme diamétralement opposée à la connaissance discursive ou abstraite, guidée par le principe de raison. Aussi est-il notoire que l’on trouve rarement un grand génie uni à une éminente faculté discursive ; disons plus, un homme de génie est souvent en proie à de violentes affections et à des passions insensées. La cause de ce fait n’est cependant point la faiblesse de la raison ; c’est, en partie, l’énergie extraordinaire du phénomène de volonté qui constitue l’homme de génie et qui se traduit par la véhémence de tous ses actes volontaires ; en partie, la prépondérance de la connaissance intuitive des sens et de l’entendement sur la connaissance abstraite : de là, en effet, une tendance déclarée vers la contemplation ; or l’intuition active luit d’une si souveraine lumière à côté des concepts incolores, qu’elle les frappe d’impuissance et qu’elle règne désormais toute seule sur la conduite, laquelle devient par le fait même déraisonnable ; d’ailleurs l’impression présente est très puissante sur eux, elle les pousse à l’irréflexion, à l’emportement, à la passion. C’est pour cela aussi, et en général parce que leur connaissance s’est en partie soustraite au service de la volonté, que dans la conversation ils songent moins à la personne qui les écoute qu’à la chose dont ils parlent et qu’ils évoquent vivement devant eux ; il en résulte que pour leurs intérêts ils ont une manière de juger trop objective ; ils bavardent et ils ne savent point garder pour eux ce qu’il eût été plus prudent de taire, et ainsi de suite. Ils sont enfin portés au monologue et ils sont en somme capables de montrer bien des faiblesses qui frisent vraiment la folie. Le génie et la folie ont un côté par lequel ils se touchent et même par lequel ils se pénètrent ; on en a souvent fait la remarque ; on a même appelé l’enthousiasme poétique une espèce de folie : Horace (Odes, III, 4) l’appelle amabilis insania ; Wieland l’appelle, dans l’introduction d’Obéron, « délicieuse folie » (holder Wahnsinn) Aristote lui-même, d’après Sénèque (De tranq. animi, 15, 16), aurait dit : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiæ fuit. » Platon exprime aussi cette idée dans le mythe déjà cité de la caverne, lorsqu’il dit (Rép., VII) : « Ceux qui sont sortis de la caverne et qui ont vu la vraie lumière du soleil, les choses réellement existantes (les Idées), ne pourront plus rien voir, une fois qu’ils y seront rentrés ; ils ne distingueront plus les ombres de la caverne, car leurs