Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/231

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sublime qui le remplit ; il est dans un état de ravissement (Erhebung), et c’est pour cela que l’on appelle sublime (erhaben)[1] l’objet qui occasionne cet état. Voici ce qui distingue le sentiment du sublime de celui du beau : en présence du beau, la connaissance pure se dégage sans lutte ; car la beauté de l’objet, c’est-à-dire sa propriété de faciliter la connaissance de l’Idée relègue à l’écart sans résistance, par conséquent à notre insu, la volonté ainsi que les relations qui contribuent à son service ; la conscience reste alors à titre de sujet connaissant pur, de sorte que de la volonté il ne survit pas seulement un souvenir ; au contraire, en présence du sublime, la première condition, pour parvenir à l’état de pure connaissance, est de nous arracher consciemment et violemment aux relations de l’objet que nous savons défavorables à la volonté ; nous nous élevons, par un essor tout plein de liberté et de conscience, au-dessus de la volonté et de la connaissance qui s’y rapporte. Il ne suffit pas que nous prenions consciemment notre essor, il faut encore le maintenir ; il est accompagné d’une réminiscence constante de la volonté, non d’une volonté particulière et individuelle, telle que la crainte ou le désir, mais de la volonté humaine en général, dans la mesure où elle se trouve exprimée par son objectité, le corps humain. Supposons qu’un acte volontaire réel et particulier se manifeste dans la conscience par l’effet d’une détresse véritable de l’individu, d’un danger que les objets extérieurs lui font courir : tout aussitôt la volonté individuelle, effectivement atteinte, reprend le dessus ; la contemplation sereine devient impossible ; c’en est fait de l’impression du sublime ; elle est remplacée par l’angoisse, et l’effort de l’individu pour se tirer d’affaire relègue à l’écart toutes ses autres pensées.

Quelques exemples seront fort utiles pour éclaircir cette théorie du sublime esthétique et pour la mettre hors de doute ; ils montreront en même temps de combien de degrés différents est susceptible le sentiment du sublime. En effet, nous savons que le sentiment du sublime se confond avec celui du beau dans sa condition essentielle, savoir dans la contemplation pure, abstraite de toute volonté, et dans la connaissance des Idées, qui en découle nécessairement, en dehors de toute relation déterminée par le principe de raison ; nous savons en outre qu’il ne s’en distingue que par l’adjonction d’une seule condition, qui est de s’élever au-dessus de la relation que l’on reconnaît dans l’objet de la contemplation et qui le constitue en état d’hostilité à l’égard de la volonté ; il s’ensuit qu’il y aura plusieurs degrés du sublime, même plusieurs transitions du beau au sublime,

  1. Il y a entre les mots Erhebung et erhaben, que nous avons traduits l’un par ravissement, l’autre par sublime, une communauté de racine qu’il nous est impossible de rendre en français par un équivalent. (Note du traducteur.)