Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/259

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de crier ne doit pas être représentée dans le groupe qui nous occupe, par la simple raison que le cri est complètement rebelle aux moyens d’imitation de la sculpture. Il était impossible de tirer du marbre un Laocoon criant ; tout au plus pouvait-on le représenter ouvrant la bouche, s’efforçant en vain de crier, dans la situation d’un homme qui perd la voix, vox faucibus hæsit. L’essence, et par suite l’effet du cri sur l’observateur, consiste simplement dans un son, nullement dans une ouverture de la bouche. Cette ouverture de bouche, phénomène inséparable du cri, doit être avant tout motivée, justifiée par le son qui l’a occasionnée : dans ce cas, et à titre de caractéristique de l’action, elle devient admissible et même nécessaire, quand même elle nuirait à la beauté. Mais, dans l’art plastique, la représentation du cri en lui-même est tout à fait déplacée, tout à fait impossible ; par suite, la condition du cri, je veux dire cette ouverture violente de la bouche qui bouleverse tous les traits et tout le reste de l’expression, deviendrait réellement incompréhensible ; car, de cette manière et en définitive au prix de beaucoup de sacrifices, l’on ne représenterait que le moyen, tandis que la fin véritable, le cri lui-même, y compris son effet sur la sensibilité, demeurerait inexprimé. Chose plus grave encore, nous aurions là le spectacle toujours ridicule d’un effort qui demeure sans effet ; cela ressemblerait à l’histoire de ce mauvais plaisant qui, durant le sommeil du veilleur de nuit, bouchait soigneusement sa corne avec de la cire, le réveillait ensuite en criant au feu et se réjouissait fort de voir tout le mal que se donnait le pauvre homme pour obtenir un son. Mais lorsque dans un art la représentation du cri n’est pas en dehors de ses moyens d’expression, elle est tout à fait admissible ; car elle contribue à la vérité, c’est-à-dire à la représentation complète de l’Idée. C’est ce qui arrive dans la poésie, où la description intuitive se complète par l’imagination du lecteur : aussi Virgile fait-il crier Laocoon comme un taureau qui brise ses liens, après que la hache l’a déjà frappé ; également chez Homère (Il., XX, 48-53), Mars et Minerve poussent des cris épouvantables, sans déchoir pour cela ni de leur dignité, ni de leur beauté divine. Il en est de même dans le jeu des acteurs : Laocoon, sur la scène, doit positivement crier ; chez Sophocle, Philoctète pousse des cris, et sans aucun doute il a effectivement crié sur la scène antique. Autre cas tout à fait analogue : je me rappelle qu’à Londres j’ai vu dans Pizano, pièce traduite de l’allemand, le célèbre acteur Kemble jouer le rôle de l’Américain Rolla, personnage demi-sauvage, mais d’un fort noble caractère : recevant une blessure, il poussait un cri violent, ce qui produisait un effet à la fois très intense et très heureux, car ce cri, singulièrement caractéristique, donnait à son jeu beaucoup