Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/284

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sujet de la connaissance et du sujet de la volonté peut être nommée le miracle κατ’ εξοχην (par excellence) ; la puissance poétique du chant repose en dernière analyse sur la vérité de cette proposition. — Dans le cours de la vie, ces deux sujets ou, pour parler à la manière populaire, la tête et le cœur, se séparent de plus en plus : l’homme distingue de plus en plus sa sensibilité subjective de sa connaissance objective. Chez l’enfant tout cela est encore confondu : il sait à peine se distinguer du monde extérieur qui l’entoure et dans lequel il est, pour ainsi dire, englouti. Chez le jeune homme, chaque perception agit avant tout sur la sensibilité, sur la disposition intime, et mieux, se confond avec elles ; Byron nous le dit eu très beaux vers :

I live not in myself, but I become
Portion of that around me ; and to me
High mountains are a feeling[1].

C’est par là que le jeune homme se trouve si fortement attaché aux apparences phénoménales, et ne peut dépasser la poésie lyrique : la poésie dramatique est le propre de l’âge mûr. Quant au vieillard, il pourra tout au plus produire des poèmes épiques, comme Homère ou Ossian ; dans la vieillesse, on aime toujours à raconter.

Les autres genres de poésie, étant plus objectifs (il s’agit du roman, de l’épopée et du drame), ont deux conditions à remplir pour atteindre leur objet, c’est-à-dire pour exprimer l’Idée de l’humanité : c’est, d’une part, de concevoir d’une manière précise et complète les caractères significatifs ; de l’autre, d’inventer des situations significatives, propres à mettre en lumière ces caractères. Il lui arrive la même chose qu’au chimiste : celui-ci n’a pas seulement à représenter d’une manière nette et véritable les corps simples et leurs principaux composés : il faut encore qu’il en rende les propriétés sensibles, en mettant ces corps en contact avec les réactifs convenables ; ainsi le poète doit non seulement nous présenter des caractères, significatifs avec une exactitude et une vérité qui représentent la nature, mais encore, s’il veut nous les faire entièrement comprendre, il doit les mettre dans des situations où ils puissent atteindre leur plein développement et se montrer sous leur forme la plus parfaite et la plus arrêtée ; c’est là ce qu’on appelle les situations significatives ou critiques. Dans la vie et dans l’histoire, régies par le hasard, ces situations rares ne se produisent pas fréquemment, et d’ailleurs leur isolement fait qu’elles

  1. « Ce n’est pas en moi-même que je vis : je deviens une partie de ce qui m’entoure, et pour moi les hautes montagnes sont un état d’âme. »