Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/293

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voix haute, la voix chantante, la voix qui dirige l’ensemble : elle s’avance librement et capricieusement ; elle conserve d’un bout à l’autre du morceau un mouvement continu, image d’une pensée unique : et nous y reconnaissons la volonté à son plus haut degré d’objectivation, la vie et les désirs pleinement conscients de l’homme. Celui-ci, étant le seul être raisonnable, voit sans cesse devant et derrière lui sur le chemin de la réalité qu’il parcourt et dans le domaine infini des possibilités ; il mène une existence réfléchie, qui par là devient un ensemble bien enchaîné ; c’est ainsi que la mélodie seule a, du commencement à la fin, un développement suivi présentant un sens et une disposition voulus. Aussi représente-t-elle le jeu de la volonté raisonnable, dont les manifestations constituent, dans la vie réelle, la série de nos actes ; elle nous montre même quelque chose de plus : elle nous dit son histoire la plus secrète, elle peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de la volonté, tout ce qui est enveloppé par la raison sous ce concept négatif si vaste qu’on nomme le sentiment, tout ce qui refuse d’être intégré sous les abstractions de la raison. De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison. Platon la définit : η των μελων κινησις μεμιμηενη, εν τοις παθημασιν οταν ψυχη γινηται, c’est-à-dire le mouvement des airs de musique imitant les passions de l’âme (De legibus, VII) ; et Aristote se demande : δια τι οι ρυθμοι και τα μελη, φωνη ουσα, ηθεσιν εοικε ; ( « comment le rythme, comment les airs musicaux, comment en définitive de simples sons, peuvent-ils arriver à représenter les sentiments ? » ) [Probl., c. 19.]

Il est dans la nature de l’homme de former des vœux, de les réaliser, d’en former aussitôt de nouveaux, et ainsi de suite indéfiniment ; il n’est heureux et calme que si le passage du désir à sa réalisation et celui du succès à un nouveau désir se font rapidement, car le retard de l’une amène la souffrance, et l’absence de l’autre produit une douleur stérile, l’ennui. La mélodie par essence reproduit tout cela : elle erre par mille chemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental ; elle ne va pas seulement aux intervalles harmoniques, la tierce ou la quinte, mais à tous les autres degrés, comme la septième dissonante et les intervalles augmentés, et elle se termine toujours par un retour final à la tonique ; tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise la réalisation. Inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains, telle est l’œuvre du génie ; ici plus que partout, il agit manifestement en dehors de toute réflexion, de toute intention voulue ; c’est bien ce que l’on peut appeler une inspiration. Comme dans tous