Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/294

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les arts, ici également, le concept est stérile. Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne comprend pas : de même la somnambule dévoile, sous l’influence du magnétiseur, des choses dont elle n’a aucune notion, lorsqu’elle est éveillée. C’est pourquoi, chez le compositeur, plus que chez tout autre artiste, l’homme est entièrement distinct de l’artiste. Nous voyons combien, lors même qu’il s’agit simplement d’expliquer cet art merveilleux, le concept est pauvre et infécond : essayons cependant de poursuivre notre analogie. De même que passer immédiatement d’un souhait à l’accomplissement de ce souhait, puis à un autre souhait, rend l’homme heureux et content, de même une mélodie aux mouvements rapides et sans grands écarts exprime la gaieté. Au contraire une mélodie lente, entremêlée de dissonances douloureuses, et ne revenant au ton fondamental qu’après plusieurs mesures, sera triste et rappellera le retard ou l’impossibilité du plaisir attendu. Voulons-nous avoir dans la mélodie quelque chose d’analogue à la paresse de la volonté, lente à produire un nouveau mouvement ? Voulons-nous, en un mot, exprimer l’accablement ? Pour cela il suffit de prolonger la note fondamentale (ce prolongement devient bientôt d’un effet insupportable) ; et à un degré plus faible, mais assez semblable encore, il suffit, pour exprimer la même chose, d’un chant monotone et insignifiant. Les motifs, courts et faciles, d’un air de danse rapide semblent nous parler d’un bonheur vulgaire et facile. L’allegro maestoso, avec ses longs motifs, ses longues périodes et ses écarts lointains, nous décrit les grandes et nobles aspirations vers un but éloigné, ainsi que leur satisfaction finale. L’adagio raconte les souffrances d’un cœur bien né et haut placé, dédaigneux de tout bonheur mesquin. Mais ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur et mineur. N’est-il pas merveilleux de voir que le simple changement d’un demi-ton, que la substitution de la tierce mineure à la majeure, fait naître en nous, sur-le-champ et infailliblement, un sentiment de pénible angoisse d’où le mode majeur nous tire non moins subitement ? L’adagio arrive, par ce mode mineur, à exprimer la douleur extrême ; il devient une plainte des plus émouvantes. L’air de danse en mineur semble raconter la perte d’un bonheur frivole et qu’on devrait mépriser, ou bien encore il semble dire qu’au prix de mille peines et de mille tracas, on a atteint un but misérable. Le nombre inépuisable des mélodies possibles correspond à l’inépuisable variété d’individus, de physionomies et d’existences que produit la nature. Le passage d’une tonalité à une tonalité différente, brisant tout lien avec la tonalité précédente, ressemble à la mort en tant qu’elle détruit l’individu ; mais la volonté qui se manifestait dans