Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/300

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théâtre d’une guerre incessante, entre les manifestations d’une volonté toujours une et toujours la même ; elle montre nettement l’antagonisme de cette volonté avec elle-même. La musique a quelque chose d’analogue. Au point de vue physique, comme au point de vue mathématique, un système de sons absolument purs et harmoniques est impossible. Les nombres par lesquels on peut exprimer les sons ne sont rationnellement pas réductibles. On ne saurait calculer de gamme où le rapport au ton fondamental soit 2/3 pour la quinte, 4/5 pour la tierce majeure, 5/6 pour la tierce mineure, etc. En effet, si, par rapport à la fondamentale, les degrés sont justes, ils ne le seront plus entre eux ; car, même dans ce cas, la quinte n’en devrait pas moins être la tierce mineure de la tierce ; ces degrés sont comme des acteurs qui doivent jouer tantôt un rôle et tantôt l’autre. On ne peut donc concevoir, encore moins réaliser, de musique absolument juste ; pour être possible, toute harmonie s’éloigne plus ou moins de la parfaite pureté. Pour dissimuler les dissonances qui lui sont, par essence, inhérentes, l’harmonie les répartit entre les différents degrés de la gamme. C’est ce qu’on appelle le tempérament (voir, à ce sujet, l’Acoustique de Chladni, § 30, et le Court Aperçu sur la théorie des sons et de l’harmonie, p. 12, du même auteur)[1].

J’aurais encore bien des choses à dire sur la façon dont est perçue la musique ; je pourrais montrer qu’elle est perçue dans le temps et par le temps ; l’espace, la causalité, — par suite l’entendement, — n’y ont aucune part. Semblable à une intuition, l’impression esthétique des sons n’est produite que par l’effet ; nous n’avons pas besoin de remonter à la cause. — Mais je ne veux pas prolonger davantage cette étude ; car, au gré du lecteur, peut-être ce troisième livre est-il déjà trop long, peut-être suis-je entré dans des détails trop minutieux. Cependant mon but m’y invitait, et l’on sera d’autant plus porté à m’excuser que l’on saisira mieux l’importance souvent méconnue et la haute dignité de l’art : n’oublions pas que, selon notre système, le monde tout entier n’est que l’objectivation, le miroir de la volonté, qu’il accompagne celle-ci pour l’amener à se connaître soi-même, pour lui donner, comme nous le verrons, une possibilité de salut ; n’oublions pas non plus que, d’autre part, le monde considéré comme représentation, quand on le contemple isolé, quand on s’affranchit soi-même de la volonté, quand on abandonne sa conscience tout entière à la représentation, devient la consolation et le seul côté innocent de la vie. Alors nécessairement, nous en arrivons à considérer l’art comme l’épa-

  1. Voir ici le chapitre XXXIX des Suppléments. (Note de l’auteur.)