Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/301

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nouissement suprême et achevé de tout ce qui existe, puisque par essence il nous procure la même chose que ce que nous montre le monde visible, mais plus condensé, plus achevé, avec choix et réflexion, et que par suite nous pouvons l’appeler la floraison de la vie, dans toute l’acception du mot. Si le monde considéré comme représentation n’est dans son ensemble que la volonté, devenue sensible, l’art est précisément cette sensibilité rendue plus nette encore ; c’est la chambre noire qui montre les objets plus distinctement, qui les fait plus facilement saisir d’un coup d’œil, c’est le spectacle dans un spectacle, la scène sur la scène, comme dans Hamlet.

Le plaisir esthétique, la consolation par l’art, l’enthousiasme artistique qui efface les peines de la vie, ce privilège spécial du génie qui le dédommage des douleurs dont il souffre davantage à mesure que sa conscience est plus distincte, qui le fortifie contre la solitude accablante à laquelle il est condamné au sein d’une multiplicité hétérogène, — tout cela vient de ce que, comme nous le montrerons plus loin, d’une part, « l’essence » de la vie, la volonté, l’existence elle-même est une douleur constante, tantôt lamentable et tantôt terrible ; et de ce que, d’autre part, tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les œuvres d’art, est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle. Ce côté purement connaissable du monde, sa reproduction par l’art sous une forme quelconque, est la matière sur laquelle travaille l’artiste. Il est captivé par la contemplation de la volonté dans son objectivation ; il s’arrête devant ce spectacle, ne se lassant pas de l’admirer et de le reproduire, mais, pendant ce temps, c’est lui-même qui fait les frais de la représentation ; en d’autres termes, il est lui-même cette volonté qui s’objective et qui reste seule avec son éternelle douleur. Cette connaissance pure, profonde et vraie de la nature du monde devient elle-même le but de l’artiste de génie : il ne va pas plus loin. Aussi ne devient-elle pas, comme il arrive pour le saint, parvenu à la résignation, et que nous considérerons dans le livre suivant, un « calmant » de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts : ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolation provisoire pendant la vie, jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa force augmentée et, d’autre part, lassé de ce jeu, il en vienne aux choses sérieuses. La Sainte Cécile de Raphaël peut être prise comme symbole de ce changement. Et nous aussi maintenant, dans le livre suivant, nous allons nous tourner vers le sérieux.