Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/307

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les détermine tous deux du même coup : car hors d’elle, il n’y a rien, et ils ne sont rien de différent d’elle. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’elle peut être autonome, au sens plein du mot ; dans toute autre hypothèse, elle n’est qu’hétéronome. Tout l’effort de notre philosophie doit tendre à saisir la conduite de l’homme, les maximes si diverses, si opposées même entre elles, dont cette conduite est la manifestation vivante, à l’expliquer, à l’éclairer jusque dans son fond et son essence intime, sans nous écarter de nos idées antérieures, et dans le même esprit qui nous animait, lorsque nous expliquions le reste des phénomènes du monde, lorsque nous en éclairions l’essence profonde, avec les lumières de l’intellect abstrait. Notre philosophie demeurera donc, comme elle a fait jusqu’ici, dans l’immanent. Elle n’ira pas, oublieuse de la haute leçon que nous a laissée Kant, abuser des lois formelles de tout phénomène, de ces lois qui se résument dans le principe de raison suffisante, et s’en faire un tremplin pour sauter, au delà du phénomène même qui seul leur donne un sens, jusque dans le domaine indéfini des fictions vaines. Pour elle, ce monde des réalités accessibles à la connaissance donne à la fois leur matière et leurs limites à nos spéculations : n’est-il pas d’ailleurs assez riche, ce monde, que ne sauraient épuiser les investigations les plus profondes dont soit capable l’esprit humain ! Puis donc que le monde réel, le monde accessible à nos facultés, ne cessera de fournir une matière, et une matière réelle, à nos études d’éthique, non moins qu’aux précédentes, quoi de plus superflu pour nous que de recourir à des notions vides, toutes négatives ! A quoi bon nous travailler pour nous persuader que nous avons quelque chose dans l’esprit, lorsque, haussant les sourcils, nous parlons d’ « absolu », d’ « infini », de « supra-sensible », et toute la série de ces négations pures : ουδεν εστι, η το της στερησεως ονομα, μετα αμυδρας επινοιας ( « tout cela n’est rien, rien que le nom même de la privation, avec d’obscures idées y associées » ) [Julien, Or., 5] ; pour faire court, on pourrait appeler tout cela νεφελοκοκκυγια, la cité des coucous, dans les nuages. Ce n’est pas nous qui aurons besoin de servir sur table de ces plats couverts, sans rien dedans. — Enfin, ici non plus qu’auparavant, nous ne viendrons pas faire des récits d’histoire, et donner cela pour de la philosophie. A notre avis, c’est être à l’antipode de la philosophie, d’aller se figurer qu’on peut expliquer l’essence du monde à l’aide de procédés d’histoire, si joliment déguisés qu’ils soient : et c’est le vice où l’on tombe dès que, dans une théorie de l’essence universelle prise en soi, on introduit un devenir, qu’il soit présent, passé ou futur, dès que l’avant et l’après y jouent un rôle, fût-il le moins important du monde, dès que par suite on admet, ouvertement ou furtivement, dans la destinée du monde, un point initial et un point terminal,