Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/313

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Avant tout, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la forme propre de la manifestation du vouloir, la forme par conséquent de la vie et de la réalité, c’est le présent, le présent seul, non l’avenir, ni le passé : ceux-ci n’ont d’existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu’elle obéit au principe de raison suffisante. Jamais homme n’a vécu dans son passé, ni ne vivra dans son avenir : c’est le présent seul qui est la forme de toute vie ; mais elle a là un domaine assuré, que rien ne saurait lui ravir. Le présent existe toujours, lui et ce qu’il contient : tous deux se tiennent là, solides en place, inébranlables. Tel, au-dessus de la cataracte, l’arc-en-ciel. Car la volonté a pour propriété, à elle assurée, la vie ; et la vie, le présent. Parfois, quand nous reviennent en l’esprit tant de milliers d’années écoulés, tant de millions d’hommes qui y ont vécu, alors nous nous demandons : qu’est-ce qu’ils étaient donc ? et de ce qu’ils étaient, qu’est-il advenu ? — Mais alors nous n’avons qu’à évoquer devant nous le passé de notre propre vie, qu’à en faire revivre les scènes dans notre imagination, puis à nous faire cette autre question : Qu’est-ce donc qu’était tout cela ? et qu’est devenu ce qui fut tout cela ? — Car la question est la même, ici, que pour les millions d’hommes de tout à l’heure, à moins de penser que le passé reçoit de la mort même, qui lui met le sceau, une existence nouvelle. Mais notre propre passé, même le plus récent, même la journée d’hier, n’est plus rien qu’un rêve creux de notre fantaisie ; et de même l’existence de tous ces millions d’hommes, qu’était tout cela ? qu’est-ce que cela, aujourd’hui ? — C’était, c’est la volonté, à qui la vie sert de miroir, la volonté avec la libre intelligence, qui dans ce miroir la reconnaît clairement. Quelqu’un se trouve-t-il encore peu en état de saisir cette vérité, ou s’y refuse-t-il : aux questions de tout à l’heure touchant le sort des générations disparues, qu’il ajoute encore celle-ci : Pourquoi lui, lui qui parle, a-t-il tant de bonheur, que d’avoir en sa possession cette chose si précieuse, si fugitive, la seule réelle, le présent ; tandis que ces générations d’hommes par centaines, tandis que les héros, les sages des temps, ont sombré dans la nuit du passé, sont tombés dans le néant ? Pourquoi lui, pourquoi ce mot, de si peu de valeur, est-il là bien réel ? Ou encore, — la question sera plus brève, mais non moins étrange : Pourquoi ce maintenant-ci, son maintenant à lui, est-il justement maintenant ? pourquoi n’a-t-il pas été il y a longtemps déjà ? On le voit par la singularité même de la question qu’il pose : à ses yeux son existence et son temps sont deux choses indépendantes entre elles ; celle-ci s’est trouvée jetée au milieu de

    l’effet de cette boule de verre creuse, du vide de laquelle sort une voix, mais une voix qui a son principe ailleurs ; et au moment de nous saisir, nous ne touchons, ô horreur ! qu’un fantôme sans substance.