Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/315

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de même le présent a pour compagne assurée la vie, dont il est l’unique manifestation. Donc nous n’avons à nous occuper ni du passé qui a précédé la vie, ni de l’avenir après la mort : au contraire, nous avons à reconnaître le présent pour la forme unique sous laquelle puisse se montrer la volonté[1]. On ne peut le lui arracher, non plus d’ailleurs que de l’en arracher. Si donc il est un être que satisfait la vie comme elle est faite, et qui s’y attache par tous les liens, il peut sans scrupule la prendre pour illimitée, et bannir la peur de la mort, y voir une illusion, qui mal à propos l’effraie. Comme s’il pouvait craindre d’être privé du présent ! comme s’il pouvait croire à cette fantasmagorie : un temps et, devant, pas de présent : pure imagination qui est au regard du temps ce qu’est au regard de l’espace celle des gens qui se figurent être sur le haut de la sphère terrestre, toutes les autres positions étant en dessous ; de même chacun rattache le présent à sa propre individualité, chacun se figure qu’avec elle tout présent disparaît, que sans elle il n’y a plus que passé et avenir. Mais sur la terre tout point est un sommet ; toute vie de même a pour forme le présent : craindre la mort, parce qu’elle nous enlève le présent, c’est comme si, parce que la boule terrestre est ronde, on se félicitait d’être par bonheur justement en haut, parce qu’ailleurs on risquerait de glisser jusqu’en bas, L’objet qui manifeste la volonté a pour forme essentielle le présent, ce point sans étendue qui divise en deux le temps sans bornes, et qui demeure en place, invariable, semblable à un perpétuel midi, auquel jamais ne succéderait la fraîcheur du soir. Le soleil réel brille sans interruption, et pourtant il semble s’enfoncer dans le sein de la nuit : eh bien, quand l’homme redoute la mort, y voyant son anéantissement, c’est comme s’il s’imaginait que le soleil, au soir, dût s’écrier : « Malheur à moi ! je descends dans l’éternelle nuit[2]. » Et inversement, celui-ci à qui le fardeau de la

  1. « Scholastici docuerunt, quod æternitas non sit temporis sine fine aut principio suceessio : sed nunc stans ; id est, idem nobis nunc esse, quod erat nunc Adamo : id est inter nunc et tunc nullam esse differentiam *. » (Hobbes, Leviathan, c. 46.)
      * L’École nous apprend que l’éternité n’est pas l’écoulement d’un temps sans fin ni commencement : elle est un présent stable ; autrement dit, maintenant a pour nous le même sens que maintenant pour Adam ; c’est-à-dire qu’entre maintenant et alors, il n’y a point de différence.
  2. Dans les Entretiens de Goethe avec Eckermann (2e éd., I, 154), Goethe dit : « Notre âme est de nature indestructible : c’est une force qui se soutient d’une éternité à une éternité. Ainsi le soleil : il semble s’éteindre ; pure apparence, bonne pour nos yeux terrestres ; en réalité jamais il ne s’éteint, sans cesse il répand sa lumière. » — C’est Goethe qui me doit cette comparaison, non pas moi, à lui. Il n’y a pas de doute qu’elle ne lui soit venue, lors de cette conversation, qui date de 1824, par l’effet d’une réminiscence, peut-être sans conscience. En effet elle se trouve déjà, en termes identiques, dans ma première édition, page 401 ; elle y est répétée p. 528, à la fin du § 65. Or cette première édition fut envoyée à Goethe en décembre 1818, et en mars 1819 il m’envoya à Naples, où j’étais alors, ses félicitations, par l’intermédiaire de ma sœur ; c’était une lettre, et il s’y trouvait jointe une note portant l’indication de diverses pages qui lui avaient fait un plaisir particulier : c’est donc qu’il avait lu mon livre.