Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/319

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n’aurait été conduit ni par son expérience personnelle, ni par des réflexions suffisamment profondes, jusqu’à reconnaître que la perpétuité des souffrances est l’essence même de la vie ; qui au contraire se plairait à vivre, qui dans la vie trouverait tout à souhait ; qui, de sens rassis, consentirait à voir durer sa vie, telle qu’il l’a vue se dérouler, sans terme, ou à la voir se répéter toujours ; un homme chez qui le goût de la vie serait assez fort pour lui faire trouver le marché bon, d’en payer les jouissances au prix de tant de fatigues et de peines dont elle est inséparable : cet homme serait « comme bâti à chaux et à sable sur cette boule arrondie à souhait et faite pour durer » ; il n’aurait rien à craindre : protégé par cette vérité dont nous le munissons comme d’une cuirasse, il regarderait en face, avec indifférence, voler tout autour de lui la mort portée sur les ailes du temps : à ses yeux pure apparence, fantôme vain, impuissant, bon à effrayer les faibles, mais sans pouvoir sur qui a conscience d’être cette même volonté dont l’univers est la manifestation ou le reflet, et sur qui sait par quel lien indissoluble appartiennent à cette volonté et la vie et le présent, seule forme convenable à sa manifestation : celui-là ne peut rien craindre de je ne sais quel passé ou quel avenir indéfini, dont il ne serait pas ; il n’y voit qu’une pure fantasmagorie, un voile de Maya, et il a aussi peu à craindre de la mort, que le soleil a à craindre de la nuit. — C’est à cette hauteur que dans le Bhagavat Gita, Krishna élève son nourrisson novice encore, Ardjouna : le jeune héros, en face des armées prêtes au combat, pris d’une tristesse qui fait penser à celle de Xerxès, sent le cœur lui manquer et va quitter la lutte, pour sauver de la mort tant de milliers d’hommes ; alors Krishna l’amène à cet état de l’esprit ; dès lors ces milliers de morts ne le retiennent plus : il donne le signal de la bataille. — C’est là l’idée même qui anime le Prométhée de Gœthe, ainsi dans ce passage :

Ici sera mon séjour ; ici je ferai des hommes,
A mon image :
Race qui me ressemble ;
Je les ferai pour la souffrance, pour les larmes,
Pour la joie et pour le plaisir,
Et je les ferai à ne te pas respecter,
Comme moi !

Cette même pensée, la philosophie de Giordano Bruno, celle de Spinoza, pourraient encore y conduire, si tant de fautes et d’imperfections, qui s’y trouvent, ne devaient pas en détruire, en affaiblir au moins la force de persuasion. Dans Bruno, il n’y a pas d’éthique à proprement parler, et celle qui est contenue dans la philosophie de Spinoza ne sort pas naturellement de sa doctrine : toute louable et belle qu’elle puisse être, cependant elle n’est rattachée au reste qu’à