Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/334

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différence qui en résulte entre la spontanéité de l’homme et celle de la bête, on les trouvera dans les Deux Problèmes fondamentaux de la morale (Ire éd., p. 33 et suiv. ; 2e éd., p. 34 et suiv.) : j’y renvoie le lecteur. Au reste, cette faculté de l’homme est au nombre des causes qui ajoutent à son existence tant de tourments, que l’animal ignore. Car, d’une façon générale, nos grandes douleurs n’ont pas leur objet dans le présent, elles ne naissent pas d’intuitions actuelles, ni de sentiments immédiats : elles viennent de la raison, de certaines notions abstraites, de pensées affligeantes, toutes choses dont l’animal est exempt, renfermé qu’il est dans le présent, dans une insouciance digne d’envie.

Ainsi la faculté qu’a l’homme de délibérer tient à sa faculté de penser abstraitement, autrement dit de juger et de raisonner ; et c’est sans doute ce qui a induit Descartes, et aussi Spinoza, à identifier les décisions de la volonté avec le pouvoir d’affirmer et de nier, avec le jugement. De là Descartes concluait que la volonté (il lui accordait la liberté d’indifférence) était responsable même de nos erreurs spéculatives ; et Spinoza, au contraire, que la volonté est déterminée avec nécessité par les motifs, comme le jugement par les preuves : proposition juste en elle-même, d’ailleurs ; car il peut arriver qu’on tire de prémisses fausses une conclusion vraie.

On vient de le voir, la soumission de l’homme envers ses motifs diffère de celle de la bête à l’égard des siens ; cette différence touche à l’essence même des deux êtres, et va assez loin : même elle est la cause principale de cette opposition si profonde, si visible, qui les sépare. La bête a toujours pour motif quelque intuition ; l’homme, au rebours, tend à exclure de sa conduite les motifs de cet ordre, à n’obéir qu’à des notions abstraites : c’est là l’usage le plus avantageux qu’il puisse faire de ce privilège, la raison ; par là, échappant au présent, il ne se borne pas à chercher ou à fuir la jouissance ou la peine actuelle : il songe aux conséquences de l’une ou l’autre. Dans la plupart des cas, exception faite des actions tout à fait sans importance, ce qui nous détermine, ce sont des motifs abstraits, non les impressions du moment. C’est pourquoi il nous est assez facile de supporter une privation momentanée, mais le renoncement nous est dur : l’une, en effet, ne concerne que le présent, si fugitif ; l’autre touche à l’avenir, elle enveloppe d’innombrables privations, elle en est pour ainsi dire la somme faite. La cause de notre douleur, comme de notre joie, est ainsi le plus souvent hors du présent, de l’actuel : elle réside dans des pensées tout abstraites ; ce sont elles, ces pensées, qui souvent nous accablent de leur poids et nous infligent ces tortures, auprès desquelles toutes les souffrances de la nature animale sont bien peu de chose : ne nous font-elles pas à nous-mêmes oublier nos douleurs phy-