Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

certaine a priori que parce qu’elle repose sur celle de l’espace[1]. La matière, d’autre part, tient du temps par la qualité (ou accident), sans laquelle elle ne saurait apparaître ; et cette qualité consiste toujours dans la causalité, dans l’action exercée sur une autre matière, par suite dans le changement, qui fait partie de la notion de temps. Cette action néanmoins n’est possible en droit qu’à condition de se rapporter à la fois à l’espace et au temps, et tire de là toute son intelligibilité. La détermination de l’état, qui doit nécessairement exister dans tel lieu à tel moment donné, voilà à quoi se borne la juridiction de la loi de causalité. C’est parce que les qualités essentielles de la matière dérivent des formes de la pensée connues a priori, que nous lui assignons aussi, a priori, certaines propriétés : par exemple, de remplir l’espace ; c’est l’impénétrabilité, qui équivaut à l’activité ; de plus, l’étendue, la divisibilité infinie, la permanence qui n’est que l’indestructibilité ; enfin, la mobilité ; quant à la pesanteur, peut-être convient-il (ce qui d’ailleurs ne constitue pas une exception à la doctrine) de la rapporter à la connaissance a posteriori et cela en dépit de l’opinion de Kant qui, dans ses Principes métaphysiques de la science de la nature, la range parmi les propriétés connaissables a priori.

De même qu’il n’y a d’objet en général que pour un sujet, et sous la forme d’une représentation, de même chaque classe déterminée de représentations dans le sujet se rapporte à une fonction déterminée, que l’on nomme faculté intellectuelle (Erkenntnissvermögen). La faculté de l’esprit correspondant au temps et à l’espace considérés en soi a été appelée par Kant la sensibilité pure (reine Sinnlichkeit) : cette dénomination peut être conservée, en souvenir de celui qui a ouvert une voie nouvelle à la philosophie ; elle n’est cependant pas absolument exacte ; car « sensibilité » suppose déjà matière. La faculté correspondant à la matière, ou à la causalité (car ces deux termes sont équivalents), c’est l’entendement, qui n’a pas d’autre objet. Connaître par les causes, voilà, en effet, son unique fonction et toute sa puissance. Mais cette puissance est grande ; elle s’étend à un vaste domaine et comporte une merveilleuse diversité d’applications, reliées cependant par une unité évidente. Réciproquement, toute causalité, et, par suite, toute matière, toute réalité, n’existe que pour l’entendement, par l’entendement. La première manifestation de l’entendement, celle qui s’exerce toujours, c’est l’intuition du monde réel ; or, cet acte de la pensée consiste uniquement à connaître l’effet par la cause : aussi toute intuition est-elle intellectuelle. Mais elle n’arriverait jamais à se réaliser sans la connais-

  1. Et non sur celle du temps, comme le veut Kant : cela est établi dans l’Appendice. (Note de Schopenhauer.)