Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/343

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naître. Quiconque s’est bien rendu compte de ses bonnes qualités et de ses ressources, comme de ses défauts et de ses faiblesses, quiconque s’est là-dessus fixé son but et a pris son parti de ne pouvoir atteindre le reste, s’est par là mis à l’abri, autant que le permet sa nature personnelle, du plus cruel des maux : le mécontentement de soi-même, suite inévitable de toute erreur, qu’on fait dans le jugement de sa propre nature, de toute vanité déplacée, et de la présomption, fille de la vanité. Il est permis de détourner le sens du distique d’Ovide, pour en faire une excellente formule de l’austère précepte : « Connais-toi toi-même : »

Optimus ille animi vindex, lædentia pectus
  Vincula qui rupit, dedoluitque semel[1].

Mais c’est assez parler du caractère acquis : il n’a pas, à vrai dire, autant d’importance aux yeux du moraliste proprement dit, que pour la conduite de la vie ; mais enfin il fallait en parler, puisqu’il se range à côté du caractère intelligible et de l’empirique, et forme une troisième espèce dans un genre, dont les deux premières méritaient d’assez amples explications : il fallait arriver à comprendre comment la volonté, dans tous ses phénomènes, est soumise à la nécessité, tout en demeurant elle-même digne du nom de libre, ou plutôt de toute-puissante.


§ 56


Cette liberté, cette toute-puissance, dont le monde visible est la forme phénoménale, — car c’est sa seule existence, de l’exprimer, de la refléter, en se développant selon les lois à lui imposées par la connaissance, — il lui faut et il lui suffit d’atteindre, chez l’être qui en est l’expression la plus accomplie, à une connaissance tout à fait adéquate de sa propre essence, pour se produire d’une façon vraiment nouvelle : alors, ou bien, parvenue sur ces sommets de la réflexion et de la conscience, elle continue à vouloir ce que déjà, aveuglément et sans se connaître, elle voulait, et dans ce cas la connaissance qu’elle a, tant celle du tout que celle des parties, demeure pour elle un motif d’agir ; ou bien, au contraire, cette même connaissance lui devient un calmant : toute volonté se trouve par elle

  1. « C’est là vraiment se conquérir soi-même, de briser les chaînes qui nous meurtrissent le cœur, et d’en finir d’un coup avec le regret. »