Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/350

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Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine. Le désir, de sa nature, est souffrance ; la satisfaction engendre bien vite la satiété : le but était illusoire : la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin : sinon, c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin. — Quand le désir et la satisfaction se suivent à des intervalles qui ne sont ni trop longs, ni trop courts, la souffrance, résultat commun de l’un et de l’autre, descend à son minimum : et c’est là la plus heureuse vie. Car il est bien d’autres moments, qu’on nommerait les plus beaux de la vie, des joies qu’on appellerait les plus pures ; mais elles nous enlèvent au monde réel et nous transforment en spectateurs désintéressés de ce monde : c’est la connaissance pure, pure de tout vouloir, la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique ; encore ces joies, pour être senties, demandent-elles des aptitudes bien rares : elles sont donc permises à bien peu, et, pour ceux-là même, elles sont comme un rêve qui passe ; au reste, ils les doivent, ces joies, à une intelligence supérieure, qui les rend accessibles à bien des douleurs inconnues du vulgaire plus grossier, et fait d’eux, en somme, des solitaires au milieu d’une foule toute différente d’eux : ainsi se rétablit l’équilibre. Quant à la grande majorité des hommes, les joies de la pure intelligence leur sont interdites, le plaisir de la connaissance désintéressée les dépasse : ils sont réduits au simple vouloir. Donc rien ne saurait les toucher, les intéresser (les mots l’indiquent de reste), sans émouvoir en quelque façon leur volonté, si lointain d’ailleurs que soit le rapport de l’objet à la volonté, et dût-il dépendre d’une éventualité ; de toute façon il faut qu’elle ne cesse pas d’être en jeu, car leur existence est bien plus occupée par des actes de volonté que par des actes de connaissance : action et réaction, voilà leur élément unique. On en peut trouver des témoignages dans les détails et les faits ordinaires de la vie quotidienne : c’est ainsi qu’aux lieux fréquentés par les curieux, ils écrivent leur nom ; ils cherchent à réagir sur ce lieu même, parce qu’il n’agirait pas sur eux ; de même, s’ils voient une bête des pays étrangers, un animal rare, ils ne peuvent se contenter de le regarder, il leur faut l’exciter, le harceler, jouer avec lui, uniquement pour éprouver la sensation de l’action et de la réaction ; mais rien ne révèle mieux ce besoin d’excitation de la volonté que l’invention et le succès du jeu de cartes : rien ne met plus à nu le côté misérable de l’humanité.

Mais la nature aurait beau faire, et même le bonheur : quel que soit un homme, quel que soit son bien, la souffrance est pour tous l’essence de la vie, nul n’y échappe :

Πηλειδης δ'ωμωξεν, ιδων εις ουρανον ευρυν.

(Alors le fils de Pélée gémit, les yeux levés, vers le ciel immense.)