Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/361

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tion, de cas isolé, perdu dans des millions d’autres ; et si parfois il arrive à se révéler dans quelque œuvre de durée, plus tard, quand cette œuvre a survécu aux rancunes des contemporains, elle reste solitaire, pareille à une pierre du ciel, que l’on conserve à part, comme un fragment détaché d’un monde soumis à un ordre différent du nôtre. — Et quant à la vie de l’individu, toute biographie est une pathographie : car vivre, en règle générale, c’est épuiser une série de grands et petits malheurs ; chacun, d’ailleurs, cache de son mieux les siens, sachant bien qu’en les laissant voir il exciterait rarement la sympathie ou la pitié, et presque toujours la satisfaction : n’est-on pas tout content de se voir représenter les maux dont on est épargné ? Mais au fond, on ne trouverait peut-être pas un homme, parvenu à la fin de sa vie, à la fois réfléchi et sincère, pour souhaiter de la recommencer, et pour ne pas préférer de beaucoup un absolu néant. Au fond et en résumé, qu’y a-t-il dans le monologue universellement célèbre de Hamlet ? Ceci : notre état est si malheureux qu’un absolu non-être serait bien préférable. Si le suicide nous assurait le néant, si vraiment l’alternative nous était proposée « d’être ou ne pas être », alors oui, il faudrait choisir le non-être, et ce serait un dénouement digne de tous nos vœux (a consummation devoutly to be wish’d). Seulement, en nous quelque chose nous dit qu’il n’en est rien : que le suicide ne dénoue rien, la mort n’étant pas un absolu anéantissement. — Pareil est le sens de ce mot du Père de l’histoire[1], mot qui n’a jamais été démenti : « Il n’est pas un homme à qui il ne soit arrivé plus d’une fois de souhaiter de n’avoir pas à vivre le lendemain. » En sorte que cette brièveté de la vie, dont on se plaint tant, serait encore ce que la vie a de mieux.

Si l’on nous mettait sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles auxquelles nous expose la vie, l’épouvante nous saisirait : prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpitaux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des martyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves ; sur les champs de bataille, et sur les lieux d’exécution ; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la misère, fuyant les regards des curieux indifférents ; pour finir, faites-lui jeter un coup d’œil dans la prison d’Ugolin, dans la Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c’est que son meilleur des mondes possibles[2]. Et d’ailleurs, d’où est-ce que Dante a tiré les éléments de son Enfer, sinon de ce monde réel lui-même ? Pourtant il en a fait un Enfer fort présentable. Mais quand il s’est agi de faire un Ciel, d’en dépeindre les joies, alors la difficulté a été insurmontable : notre monde ne lui fournissait point de matériaux. Il n’a donc eu

  1. Hérodote, VII, 46.
  2. En français dans le texte.