Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/375

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évident, mais aussi à ceux qui sont de pure méchanceté, car il y a une méchanceté qui se réjouit des erreurs des autres à cause des maux où elles les jettent. Au fond, c’est aussi le but de la hâblerie : elle cherche à gagner plus de respect, à relever l’estime qu’on fait de nous, et par là à agir plus ou moins efficacement sur la volonté et la conduite d’autrui. Ce n’est pas de taire simplement une vérité, en d’autres termes, de se refuser à un aveu, qui constitue une injustice ; mais tout ce qui accrédite un mensonge en est une. Celui qui refuse d’indiquer à un voyageur le bon chemin ne lui fait pas de tort, mais bien celui qui lui en montre un mauvais. — On le voit par ce qui précède, le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence : car il se propose d’étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d’affirmer par conséquent ma volonté au prix d’une négation de la leur : la violence ne fait pas pis. — Mais le mensonge le plus achevé, c’est la violation d’un contrat : là se trouvent réunies, et dans la forme la plus évidente, toutes les circonstances ci-dessus énumérées. En effet, si j’adhère à une convention, je compte que l’autre contractant tiendra sa promesse, et c’est même là le motif que j’ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne forme. La véracité des déclarations faites de part et d’autre dépend, d’après l’hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l’autre viole sa promesse, il m’a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d’un étranger : l’injustice est complète. Tel est le principe qui rend légitimes et valables en morale les contrats.

L’injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l’injustice perfide : celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances ; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n’y a qu’un moyen de succès : c’est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la confiance d’autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu’on lui attribue toute la loyauté qui lui manque. — Si la fourberie, l’imposture, la tricherie inspirent un tel mépris, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l’unité entre les individus, ces fragments d’une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure, du moins, et qui par là contient : dans de certaines limites les effets de l’égoïsme né de cette : fragmentation. L’imposture et la fourberie brisent ce dernier, lien, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l’égoïsme un champ illimité.