Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/377

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somme de force nécessaire pour l’écarter ; ce droit peut aller, la chose est claire, jusqu’à l’anéantissement de l’individu en qui réside cette volonté étrangère ; dans ce cas-là, pour repousser le dommage qui me menace, je peux me protéger contre les empiétements de cette force extérieure au moyen d’une force suffisante pour l’emporter ; et, ce faisant, je n’ai aucun tort, je suis dans mon droit. En effet, dans tout ceci, je demeure quant à moi dans les limites d’une pure affirmation de ma volonté, affirmation qui est de l’essence même de ma personne et dont ma personne n’est en somme qu’une première expression ; c’est dans ces limites que se maintient le théâtre de la lutte ; celle-ci n’atteint point une sphère étrangère ; elle n’est donc de ma part que la négation d’une négation, c’est-à-dire une affirmation ; en elle-même elle n’a rien de négatif. Je peux donc, sans sortir du droit, veiller au salut de ma volonté, en tant qu’elle se manifeste dans mon corps et dans l’emploi que je peux faire de mes forces physiques pour la seule conservation de mon corps, sans nier par là aucune des volontés étrangères qui se renferment également dans leur domaine ; j’y peux veiller, dis-je, en contraignant toute volonté extérieure qui nierait la mienne à s’abstenir de cette négation : en résumé, j’ai, dans les limites ci-dessus dites, un droit de contrainte.

Toutes les fois que j’ai un droit de contrainte, un droit absolu d’user de mes forces contre autrui, je peux également, selon les circonstances, opposer à la violence d’autrui la ruse ; je n’aurai pas en cela de tort : en conséquence, je possède un droit de mentir, dans la même mesure où je possède un droit de contrainte. Ainsi un individu se trouve arrêté par des voleurs de grande route ; ils le fouillent ; lui leur assure qu’il n’a sur lui rien de plus que ce qu’ils ont trouvé : il est pleinement dans son droit. De même encore, si un voleur s’est introduit nuitamment dans la maison, que vous l’ameniez par un mensonge à entrer dans une cave, et que vous l’y enfermiez. Un homme est pris par des brigands, des Barbaresques, je suppose ; il se voit emmener en captivité ; pour ressaisir sa liberté, il ne peut recourir à la force ouverte ; il use de ruse, il les tue : c’est son droit. — C’est pour le même motif qu’un serment arraché par la force brutale toute pure et simple ne lie pas qui l’a fait : la victime de cet abus de la force pouvait de plein droit se défaire de son agresseur en le tuant ; à plus forte raison pouvait-il bien s’en défaire en le trompant. On vous a volé votre bien, vous n’êtes pas en état de le recouvrer par la force ; si vous y arrivez par une supercherie, vous n’aurez pas tort. Et même, si mon voleur joue contre moi l’argent qu’il m’a volé, j’ai le droit de me servir avec lui de dés pipés ; ce que je lui regagne n’est après tout que mon bien. Pour nier tout cela, il faudrait d’abord nier la légitimité des