Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/381

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raison, procédant avec méthode, et dépassant son point de vue insuffisant, l’égoïsme découvre ce moyen, et le perfectionne par retouches successives ; c’est enfin le contrat social, la loi. Cette explication que je propose de l’origine de la loi, déjà Platon, dans la République, l’avait accueillie. En fait, d’ailleurs, il n’y a pas d’autre origine possible : l’essence de la loi, la nature des choses n’en souffrent pas d’autre. En aucun pays, en aucun temps, l’État n’a pu se constituer autrement : c’est précisément ce mode de formation, et aussi ce but, qui lui donnent son caractère d’État. Le reste est accessoire : que, chez tel ou tel peuple, la situation antérieure ait été celle d’une multitude de sauvages indépendants entre eux (état anarchique) ; qu’elle ait été celle d’une foule d’esclaves commandés par le plus fort d’entre eux (état despotique), il n’importe. Dans l’un ni l’autre cas, il n’y avait encore là un État : ce qui le fait apparaître, c’est le contrat consenti par tous ; suivant qu’ensuite ce contrat est plus ou moins altéré par un mélange d’éléments anarchiques ou despotiques, l’État est plus ou moins imparfait. Les républiques tendent à l’anarchie, les monarchies au despotisme ; le régime de juste milieu, inventé pour échapper à ces deux défauts, la monarchie constitutionnelle, tend au règne des factions. Pour fonder un État parfait, il faudrait faire d’abord des êtres à qui leur nature permettrait de sacrifier absolument leur bien particulier au bien public. En attendant, on approche déjà du but, là où il existe une famille dont la fortune est inséparablement unie à celle du pays ; de la sorte, elle ne peut, au moins dans les affaires d’importance, chercher son bien en dehors du bien public. C’est de là que viennent la force et la supériorité de la monarchie héréditaire.

Mais si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement à quiconque a résolu de ne pas faire d’injustice les bornes où doit se contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de l’injustice ; quant à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts : c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. — De même, aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention : il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement