Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/416

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que la fin d’un mal. Dès lors que faisons-nous pour les autres, avec toute notre bonté, notre tendresse, notre générosité ? nous adoucissons leurs souffrances. Qu’est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes actions, des actes de douceur ? la connaissance de la souffrance d’autrui : nous la devinons d’après les nôtres, et nous l’égalons à celles-ci. On le voit donc, la pure douceur (αγαπη, caritas) est, par nature même, de la pitié ; seulement la souffrance qu’elle s’efforce d’adoucir peut être tantôt grande et tantôt petite, elle peut n’être qu’un simple souhait déçu. Nous n’hésiterons donc pas à contredire ici Kant : il ne veut reconnaître de bonté vraie et de vertu que celles qui naissent de la pensée abstraite, et plus exactement des concepts du devoir et de l’impératif catégorique ; quant à la pitié qu’on ressent pour un être faible, il ne voit pas là une vertu ; eh bien, nous contredirons nettement Kant, et nous dirons : le concept seul est aussi impuissant à produire la vertu vraie qu’à créer le beau véritable ; toute douceur sincère et pure est pitié, et toute douceur qui n’est pas pitié n’est qu’amour de soi. Qu’est-ce que l’amour, ερως ? de l’amour de soi. Qu’est-ce que la douceur ? de la pitié. Certes les deux se mélangent souvent. Ainsi la vraie amitié est toujours un mélange d’amour de soi et de pitié : on reconnaît le premier élément au plaisir que nous donne la présence de l’ami, dont la personne correspond à la nôtre, ou plutôt dont la personne est la meilleure partie de la nôtre ; la pitié se montre par la part que nous prenons sincèrement à ce qui lui arrive de bien ou de mal, et aussi par les sacrifices désintéressés que nous lui faisons. Spinoza a dit en ce sens : « La bienveillance n’est qu’un désir né de la pitié » (Benevolentia nihil aliud est quam cupiditas ex commiseratione orta). [Éthique, III, pr. 27, cor. 3, scholie.] A l’appui de notre paradoxe on peut encore invoquer ce fait, que dans le langage de la pure douceur, le ton, les paroles, les caresses, sont tout à fait en harmonie avec ceux qui expriment la pitié ; et pour le dire en passant, en italien la pitié et la tendresse pure ont le même nom, pietà.

C’est ici le lieu de parler aussi d’une des propriétés les plus surprenantes de la nature humaine, les pleurs : comme le rire, ils sont un des signes extérieurs qui distinguent l’homme de la bête. Les pleurs, en effet, ne sont pas précisément l’expression de la douleur : car on peut pleurer pour les douleurs les moins fortes. A mon sens, ce n’est pas sous l’impression directe de la douleur que l’on pleure, c’est à la suite d’une reproduction de la douleur que nous présente la réflexion. Dès que nous éprouvons une douleur, même physique, nous la dépassons, nous nous en faisons une représentation pure, et là notre état nous apparaît si digne de compassion, que, si un autre se trouvait à notre place, nous ne