Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/426

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trouble des passions. Enfin le grand Gœthe, tout grec qu’il est, n’a pas cru indigne de lui de nous montrer, dans le clair miroir de la poésie, ce côté élevé de l’humanité, lui qui, dans les Confessions d’une belle âme, nous à retracé, en l’idéalisant, la vie de Mlle de Klettenberg, et nous en a donné l’histoire vraie, dans sa propre biographie. De même il nous a raconté deux fois la vie de saint Philippe de Néri. — L’histoire ne parlera jamais et ne peut en effet parler de l’homme dont la conduite est la meilleure et la plus riche illustration du point particulier qui fait l’objet de cette étude. Car la matière de l’histoire est tout autre ; elle est même tout le contraire. La négation du vouloir-vivre et le renoncement ne l’intéressent pas, elle ne s’attache qu’à sa poursuite et à sa manifestation dans un nombre infini d’individus, par où éclate son divorce avec elle-même, au plus haut degré de son objectivation, et se montre l’inanité de l’effort total, soit dans l’élévation d’un seul, qui est due à sa sagesse, soit dans la force des foules, qui est due à leur masse, soit dans la puissance du hasard personnifiant le destin. Mais pour nous qui ne suivons pas le développement des apparences dans le temps, pour nous autres philosophes, dont le rôle est de rechercher la signification morale des actes, et qui prenons pour commune mesure ce qui a le plus de sens et de poids à nos yeux, l’éternelle vulgarité et l’éternelle platitude ne nous empêcheront pas de reconnaître que le phénomène le plus grand, le plus important, le plus significatif, qui se soit jamais manifesté au monde, ce n’est pas le conquérant, c’est l’ascète. Ce que nous admirons en lui, c’est la vie silencieuse et cachée d’un homme, arrivé à une conception telle, qu’il renonce au vouloir-vivre, dont l’effort agit partout et remplit toutes choses, et dont la liberté ne se manifeste qu’en lui seul, par où sa conduite est justement l’opposé de la conduite habituelle. Aussi pour le philosophe, qui voit ainsi le monde, les biographies de saints et d’ascètes, si mal écrites qu’elles soient la plupart du temps, si mêlées de superstitions et de folies, sont bien plus instructives, bien plus importantes, — vu la signification de la matière, — que les histoires de Plutarque ou de Tite-Live.

Pour approfondir et compléter ce que, dans un exposé tout abstrait et tout général, nous avons appelé la négation du vouloir-vivre, il faut étudier les préceptes moraux donnés, absolument dans le même esprit, par des hommes pénétrés du même sentiment ; nous verrons ainsi combien ces vues sont anciennes, quelque nouvelle que puisse être leur expression purement philosophique. La plus voisine de nous, parmi toutes ces doctrines, c’est le christianisme, dont la morale est animée du même esprit, non seulement de l’esprit de charité, poussé à ses limites extrêmes, mais de l’esprit de renoncement ; ce second esprit se trouve déjà en germe, mais très