Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/430

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immédiatement et, pour ainsi dire, d’une manière vivante, les phénomènes où s’incarne la négation du vouloir-vivre. D’une certaine façon, c’est là le point capital de toute notre étude ; cependant je n’ai rien dit là-dessus que de très général, car il vaut mieux renvoyer aux faits tirés d’une expérience immédiate, que de grossir, sans raison, ce volume par une répétition affaiblie de ce que ces faits diront bien eux-mêmes.

J’ai seulement quelques mots à ajouter pour définir, en général, ce que j’entends par la négation du vouloir-vivre. De même que nous avons vu le méchant, par l’obstination de sa volonté, endurer une souffrance intérieure, continuellement cuisante, ou bien, lorsque tous les objets du vouloir sont épuisés, apaiser la soif furieuse de son égoïsme dans le spectacle des peines d’autrui ; de même l’homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sa condition, lorsqu’on l’envisage du dehors, de même cet homme est rempli d’une joie et d’une paix célestes. Ce n’est pas, chez lui, cette vie tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes de plaisir ; c’est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre imagination nous le présente ; car nous le reconnaissons comme le seul juste, le seul qui nous élève véritablement ; et notre bon génie nous y convie, « sapere aude ». Nous voyons bien alors que la satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l’aumône donnée aujourd’hui au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire ; celui qui le possède est à l’abri des soucis pour toujours.

On se rappelle que, dans le troisième livre, nous avons fait consister, en grande partie, le plaisir esthétique, en ce que, — dans la contemplation pure, — nous nous dérobons pour un instant au vouloir, c’est-à-dire à tout désir, à tout souci ; nous nous dépouillons de nous-mêmes, nous ne sommes plus cet individu qui connaît uniquement pour vouloir, le sujet corrélatif à l’objet particulier et pour qui tous les objets deviennent des motifs de volitions, mais le sujet sans volonté et éternel de la connaissance pure, le corrélatif de l’Idée ; nous savons aussi que les instants où, délivrés de la tyrannie douloureuse du désir, nous nous élevons en quelque sorte au-dessus de la lourde atmosphère terrestre, sont les plus heureux que nous connaissions. Par là, nous pouvons nous imaginer combien doit être heureuse la vie de l’homme, dont la volonté n’est pas seulement apaisée pour un instant, comme dans la jouissance esthétique, mais complètement anéantie, sauf la dernière étincelle,