Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/433

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naître aussi le monde, se changer de fond en comble, s’élever au-dessus de lui-même et de toute espèce de douleurs, et, comme purifié et sanctifié par la souffrance, avec un calme, une béatitude et une hauteur d’esprit que rien ne peut troubler, renoncer à tout ce qu’il désirait naguère avec tant d’emportement et recevoir la mort avec joie, nous ne voyons un homme en arriver là, qu’après qu’il a parcouru tous les degrés d’une détresse croissante, et qu’ayant lutté énergiquement, il est près de s’abandonner au désespoir. Comme la fusion d’un métal s’annonce par un éclair, ainsi la flamme de la douleur produit en lui la fulguration d’une volonté qui s’évanouit, c’est-à-dire de la délivrance. Nous voyons même les plus grands scélérats s’élever jusque-là ; ils deviennent tout autres, ils se convertissent. Leurs crimes d’autrefois ne troublent plus leur conscience ; ils les expient volontiers par la mort, et voient finir avec joie la manifestation de ce vouloir, qui leur est maintenant en abomination. Gœthe, dans son chef-d’œuvre de Faust, nous a donné, avec l’histoire des malheurs de Marguerite, un tableau incomparable, comme il ne s’en trouve, à mon avis, dans aucune poésie, de cette négation du vouloir, amenée par l’excès de l’infortune et la désespérance du salut. C’est un symbole accompli de cette seconde voie, qui conduit à la négation du vouloir, non pas, comme la première, par la notion de la souffrance universelle, à laquelle on s’associe volontairement, mais par une immense douleur, qu’on éprouve soi-même. Sans doute de nombreux drames représentent des héros à la volonté puissante, qui arrivent à ce degré de résignation absolue, où d’ordinaire le vouloir-vivre et sa manifestation sont anéantis ; mais aucune pièce connue ne nous montre d’une façon plus claire et plus simple que le Faust l’essence même de cette conversion.

Nous voyons tous les jours, dans la vie réelle, des malheureux qui ont appris à connaître toute l’amertume de la souffrance, monter à l’échafaud, aller au-devant d’une mort ignominieuse, horrible, cruelle, avec une entière force d’âme, dès qu’ils ont perdu toute espérance : c’est, la plupart du temps, une conversion analogue. On ne peut pas croire qu’il y ait une bien grande différence entre leur caractère et celui des autres hommes, tel qu’il est fait par le destin ; mais ce dernier résulte en grande partie des circonstances : cela n’empêche pas qu’ils soient coupables, et même, jusqu’à un certain point, méchants. Et cependant nous voyons la plupart d’entre eux se convertir de cette façon, dès qu’ils ont perdu entièrement tout espoir. Ils montrent alors une réelle douceur et pureté de sentiment ; ils ont horreur de la moindre action qui serait mauvaise ou même peu charitable ; ils pardonnent à leurs ennemis, fût-ce à leurs calomniateurs, qui les ont fait condamner, et non seulement de