Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/440

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elle-même, c’est-à-dire à la délivrance ; celui qui se donne la mort ressemble donc, sous ce rapport, à un malade qui serait entièrement guéri, s’il voulait laisser finir l’opération douloureuse qu’on vient de commencer, mais qui préfère garder sa maladie. La souffrance vient à lui et lui montre ainsi la possibilité de nier la volonté ; mais il la repousse ; il anéantit le phénomène de la volonté, le corps, afin que la volonté elle-même reste intacte. — Telle est la raison pour laquelle presque toutes les morales philosophiques ou religieuses condamnent le suicide, bien qu’elles ne sachent elles-mêmes opposer au suicide que des raisons bizarres et sophistiques. Mais il est certain que, si jamais un homme s’est abstenu du suicide par des raisons purement morales, quel que soit le prétexte que lui indiquât sa raison, le sens profond de cette victoire sur lui-même était celui-ci : « Je ne veux point me soustraire à la douleur ; je veux que la douleur puisse supprimer le vouloir-vivre dont le phénomène est chose si déplorable, qu’elle fortifie en moi la connaissance, qui commence à poindre, de la nature vraie du monde, afin que cette connaissance devienne le calmant suprême de ma volonté, la source de mon éternelle délivrance. »

Il est connu que de temps en temps il se présente des cas où les parents se donnent la mort jusque dans la personne de leurs enfants : le père tue ses enfants qu’il adore, puis il se tue lui-même. Si nous admettons que la conscience, la religion et toutes les idées reçues lui représentent le meurtre comme le plus grave des crimes, que, malgré tout, il le commet à l’heure même de la mort, sans avoir du reste pour s’y résoudre aucun motif égoïste, il ne nous reste plus qu’une manière d’expliquer le fait : l’individu reconnaît directement sa volonté dans ses enfants, mais il est égaré par une illusion qui lui fait prendre le phénomène pour la chose en soi ; et il a en même temps un sentiment profond et poignant des misères de toute l’existence : il s’imagine pouvoir supprimer du même coup le phénomène et l’essence elle-même ; voilà pourquoi il veut épargner le supplice de l’existence et à lui-même et à ses enfants, dans lesquels il se voit directement revivre. — Une erreur tout à fait analogue à celle-là serait de s’imaginer que l’on peut atteindre par des moyens détournés au but que poursuit la chasteté volontaire, soit en s’opposant aux vues que la nature poursuit dans la fécondation, soit en provoquant la mort du nouveau-né à cause des douleurs inévitables que lui réserve la vie, au lieu de tout faire pour garantir l’existence aux êtres qui la méritent. Car si le vouloir-vivre existe, il ne peut, en sa qualité de chose purement métaphysique, de chose en soi, être détruit par aucune puissance ; seul son phénomène peut être anéanti en tel point de l’espace ou du temps. Le vouloir-vivre lui-même ne peut être supprimé que par la connaissance. Par con-