Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/445

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elle a pour condition une réflexion rationnelle, capable d’embrasser l’ensemble de l’existence, indépendamment de l’impression du présent. L’animal est tout à fait incapable de liberté ; il n’y a pas même, pour lui, possibilité d’une détermination élective proprement dite, c’est-à-dire réfléchie, destinée à intervenir une fois que le conflit des motifs est terminé ; il faudrait pour cela que les motifs fussent des représentations abstraites. Par suite, c’est avec la même nécessité qui sollicite la pierre à tomber vers la terre, que le loup affamé enfonce ses dents dans la chair de sa proie ; il est incapable de comprendre qu’il est en même temps l’égorgeur et la victime. La nécessité est le domaine de la nature ; la liberté, celui de la grâce.

Ainsi, comme nous l’avons vu, cette suppression de la Volonté par elle-même procède de la connaissance ; toute connaissance d’ailleurs, toute lumière est en soi indépendante du libre arbitre : il en résulte que cette négation du vouloir, cette prise de possession de la liberté ne peut être réalisée de force, ni de propos délibéré ; elle émane simplement du rapport intime de la connaissance avec la volonté dans l’homme, par conséquent elle se produit subitement et comme par un choc venu du dehors. C’est pour cela que l’Église l’a appelée un effet de la grâce ; mais de même que, selon l’Église, la grâce ne peut rien sans notre coopération, de même aussi l’effet du calmant tient en dernière analyse à un acte de libre volonté. L’opération de la grâce change et convertit de fond en comble la nature entière de l’homme : désormais il dédaigne ce qu’il désirait si ardemment jusque-là ; c’est vraiment un homme nouveau qui se substitue à l’ancien : c’est pour cela que l’Église appelle cet effet de la grâce la régénération. Ce qu’elle appelle l’homme naturel, auquel elle refuse toute faculté de bien faire, c’est justement le vouloir-vivre, ce vouloir-vivre qu’il s’agit d’anéantir quand on veut se délivrer d’une existence comme celle d’ici-bas. Car derrière notre existence se cache quelque chose de tout différent, mais que nous ne pouvons atteindre qu’à condition de secouer le joug de la vie ordinaire.

En symbolisant dans Adam la nature et l’affirmation du vouloir-vivre, la doctrine chrétienne ne s’est point placée au point de vue du principe de raison, ni des individus, mais au point de vue de l’Idée de l’humanité, considérée dans son unité : la faute d’Adam, dont l’héritage pèse encore sur nous, représente l’unité dans laquelle nous communions avec l’Idée, unité qui se manifeste dans le temps par la suite des générations humaines et qui nous fait tous participer à la douleur et à la mort éternelle ; par contre, l’Église symbolise la grâce, la négation de la volonté, la délivrance dans l’Homme-Dieu : celui-ci, net de toute souillure, c’est-à-dire de tout vouloir-vivre, ne peut pas, comme nous autres, émaner d’une affir-