Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/61

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se donner libre carrière, tant que la vérité n’a pas fait son apparition et s’agiter à la faveur de la nuit comme les hiboux et les chauves-souris ; mais les hiboux et les chauves-souris feraient rétrograder le soleil vers l’orient, avant que l’erreur passée parvînt à reprendre sa large place et à faire rebrousser chemin à la vérité une fois reconnue et hautement proclamée. Telle est la toute-puissance de la vérité ; sa victoire est lente et pénible, mais, une fois remportée, nul ne saurait la lui arracher.

Il existe donc, d’une part, les représentations étudiées jusqu’ici, qui, considérées au point de vue de l’objet, peuvent se ramener au temps, à l’espace et à la matière, et, envisagées au point de vue du sujet, se rapportent à la sensibilité pure et à l’entendement ou connaissance par la causalité ; mais, outre ces représentations, il y a encore dans l’homme, et dans l’homme seul parmi tous les hôtes de l’univers, une autre faculté de connaître et comme une nouvelle conscience, que le langage appelle, avec une infaillible justesse, réflexion. Elle n’est, en effet qu’une sorte de reflet ou d’écho de la connaissance intuitive ; toutefois son essence et sa constitution diffèrent absolument des modes de l’intuition, et le principe de raison, qui est la règle de tout objet, revêt ici une forme très spéciale. Cette nouvelle conscience, sorte de connaissance au second degré, cette transformation abstraite de tout élément intuitif en un concept non intuitif de la raison, communique seule à l’homme cette prévoyance (Besonnenheit) qui distingue si profondément son intelligence de celle des animaux, et qui rend sa conduite si différente de la vie de ses frères dépourvus de raison. Il les surpasse aussi de beaucoup par sa puissance et sa capacité de souffrir. Eux ne vivent que dans le présent, lui vit de plus dans l’avenir et dans le passé ; ils ne satisfont que des besoins momentanés, lui devine ceux qui ne sont pas encore et y pourvoit par mille institutions ingénieuses, pour un temps où peut-être il n’existera plus. Tandis qu’ils sont absolument dominés par l’impression actuelle, l’homme peut, grâce aux notions abstraites, s’affranchir du présent dans ses déterminations. Aussi le voit-on combiner et exécuter des plans conçus d’avance, agir au nom de certaines maximes, sans tenir compte des circonstances accidentelles, ni des influences ambiantes ; il peut, avec le plus grand calme, prendre de prudentes dispositions au sujet de sa mort ; il est capable de dissimuler jusqu’à se rendre impénétrable et d’emporter avec lui son secret dans la tombe ; il a enfin le pouvoir de choisir réellement entre divers motifs, car ce n’est qu’in abstracto que plusieurs motifs peuvent être présents ensemble dans la conscience, apparaître par la comparaison comme exclusifs les uns des autres, et donner ainsi la mesure de leur action sur la volonté ; après quoi, le motif le plus fort finit par l’emporter : il devient la décision ré-