Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/66

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causalité. De même, toute l’essence des concepts qui forment la classe des représentations abstraites consiste uniquement dans la relation du principe de raison qu’elles mettent en évidence ; et comme cette relation est celle qui constitue le principe même de la connaissance, la représentation abstraite a ainsi pour essence le rapport qui existe entre elle et une autre représentation : celle-ci lui sert alors de principe de connaissance ; mais la dernière peut aussi être un concept, c’est-à-dire une représentation abstraite, et avoir à son tour un principe de connaissance de même nature. Toutefois la régression ne saurait se poursuivre à l’infini ; il y a un moment où la série des principes de connaissance doit arriver à un concept qui a son fondement dans la connaissance intuitive, car le monde de la réflexion repose sur celui de l’intuition, d’où il tire son intelligibilité. La classe des représentations abstraites se distingue donc de celles des représentations intuitives par la caractéristique suivante : dans les dernières, le principe de raison n’exige jamais qu’une relation entre une représentation et une autre de la même classe ; dans les premières, il requiert à la fin un rapport du concept avec une représentation d’une autre classe.

Le terme d’abstracta a été choisi de préférence pour désigner ces notions, qui, d’après ce qui vient d’être dit, ne se rattachent pas directement, mais à l’aide d’un ou plusieurs autres concepts, à la connaissance intuitive ; on a, au contraire, appelé concreta celles qui dérivent immédiatement de l’intuition. Cette dernière dénomination convient assez mal aux notions auxquelles on l’applique : celles-ci, en effet, sont toujours des représentations abstraites et non intuitives. Cette terminologie a été adoptée lorsqu’on n’avait encore qu’une conscience très vague de la différence qu’elle devait consacrer. On peut cependant la conserver, en tenant compte de la précédente observation. On peut citer comme exemples d’abstracta, au sens vrai du mot, appartenant à la première espèce, les concepts de rapport, de vertu, d’examen, de commencement, etc. ; et comme exemples des notions de la seconde espèce, improprement appelées concreta, les idées d’homme, de pierre, de cheval, etc. Si la métaphore n’était pas un peu risquée, et par suite légèrement ridicule, on pourrait, avec assez d’exactitude, comparer les concreta au rez-de-chaussée, et les abstracta aux étages supérieurs dans l’édifice de la réflexion[1].

Ce n’est point, comme on le dit trop souvent, un caractère essentiel, mais seulement une propriété secondaire et dérivée du concept, d’embrasser un grand nombre de représentations ou intuitives, ou abstraites, dont il est le principe de connaissance, et qui sont pen-

  1. Voir les chapitres V et VI des Compléments. (Note de Schopenhauer.)