Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/98

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contraints de passer, pour ce seul motif. Dans d’autres, comme dans le théorème de Pythagore, on tire des lignes, on ne sait pour quelle raison ; on s’aperçoit, plus tard, que c’étaient des nœuds coulants qui se serrent à l’improviste, pour surprendre le consentement du curieux qui cherchait à s’instruire ; celui-ci, tout saisi, est obligé d’admettre une chose dont la contexture intime lui est encore parfaitement incomprise, et cela à tel point, qu’il pourra étudier l’Euclide entier sans avoir une compréhension effective des relations de l’espace ; à leur place, il aura seulement appris par cœur quelques-uns de leurs résultats. Cette science tout empirique et scientifique ressemble à celle du médecin qui connaîtrait la maladie et le remède, mais ignorerait leur rapport. C’est ce qui arrive pourtant, lorsqu’on écarte avec un soin jaloux le genre de démonstration ou d’évidence particulier à un genre de connaissance, pour en substituer à toute force un autre qui répugne à la nature même de cette connaissance. D’ailleurs, la manière dont Euclide manie ce procédé, mérite largement l’admiration que tous les siècles lui ont vouée, et qu’on a poussée au point de prendre sa méthode mathématique pour le modèle de toute exposition scientifique. On s’est efforcé de modeler sur elle toutes les autres sciences, et lorsque, plus tard, on est revenu à une autre méthode, on n’a jamais bien su pourquoi. À nos yeux, la méthode d’Euclide n’est qu’une brillante absurdité. Maintenant toute grande erreur, poursuivie consciemment, méthodiquement, et qui emporte avec cela l’assentiment général, — qu’elle concerne la vie ou la science, — a son principe, dans la philosophie alors régnante. Les Éléates, d’abord, avaient découvert la différence et même l’opposition fréquente qu’il y a entre le perçu (φαινομενον) et le pensé (νοουμενον), et s’en étaient servis de mille façons, pour leurs philosophèmes et leurs sophismes. Ils eurent pour successeurs les Mégariques, les Dialectiques, les Sophistes, les nouveaux Académiciens et les Sceptiques ; ceux-ci attirèrent l’attention sur « l’apparence », c’est-à-dire sur les erreurs des sens, ou plutôt sur celles de l’entendement s’emparant de leurs données pour l’intuition. La réalité nous en présente une foule, que la raison réfute, par exemple l’illusion du bâton brisé dans l’eau, et tant d’autres. On reconnut qu’il ne fallait pas se fier absolument à l’intuition, et l’on conclut précipitamment que la vérité ne se fonde que sur la pensée rationnelle pure et logique.

Cependant Platon (dans le Parménide), les Mégariens, Pyrrhon et les nouveaux Académiciens prouvèrent par maints exemples (comme ceux de Sextus Empiricus) que les syllogismes et les concepts peuvent conduire à l’erreur, et même causer des paralogismes et des sophismes, qui se produisent plus facilement et sont bien plus difficiles à résoudre que les erreurs de l’intuition sensible. Alors