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LES JALOUX.

elle est dans le cœur le spectre de la matière à jamais dressé derrière l’idéal. L’amour, aspiration divine, entraîne l’âme vers l’infini ; mais la jalousie, inquiétude des sens, la retient toujours en bas à la chaîne des imperfections humaines. L’amour épure l’âme en y surexcitant les facultés les plus hautes : le courage, la générosité, le dévouement ; d’un lâche, il fait un brave ; d’un avare, il fait un prodigue ; d’un égoïste, il fait un héros : la jalousie trouble le cœur et en fait monter à la surface toute la lie, dissimulation, ingratitude, rancune et fureur. Le brave, elle le change en couard ; le preux, en espion ; le paladin, en assassin.

Et cette transformation est inévitable. Soumettez à la terrible influence de la jalousie les plus nobles caractères que Shakespeare ait pu rêver, et vous les verrez tous s’altérer et s’avilir.

Regardez Troylus : c’est un prince, un fils de Priam, un digne frère d’Hector, un adversaire d’Achille. Eh bien, qu’une coquette lui mette l’affreuse passion dans l’âme, et Troylus abandonnera Troie, et son vieux père, et sa famille, et sa patrie, pour aller épier sa maîtresse à quelque rendez-vous ; et quand il reviendra, il écumera de rage, et il reprochera à Hector d’épargner parfois ses ennemis, et il cherchera son rival pour le tuer.

Cet autre est Claudio. C’est un jeune Florentin que toute l’Italie admire et que le roi d’Aragon vient de combler d’honneurs, « car, sous les traits d’un agneau, il a accompli les exploits d’un lion. » Il a fait la cour la plus respectueuse à la fille du gouverneur de Messine ; et, quand il a obtenu sa main, il lui a dit : « Madame, je suis à vous comme vous êtes à moi ; je me donne en retour de vous et je raffole de l’échange. » Mais qu’un doute passe dans l’esprit de Claudio, et, comme Troylus, il ira la nuit se mettre en embuscade sous les fenêtres de sa