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INTRODUCTION.

inexorable. En vain Escalus a essayé de l’apitoyer en faveur du condamné. En vain le prévôt, chargé de présider à l’exécution, l’a invité respectueusement à revenir sur sa sentence. Angelo lui a signifié sèchement de faire son office ou de donner sa démission. À ce moment critique, quand toute espérance paraît abandonnée, un valet pénètre dans l’appartement de Son Excellence et annonce que la sœur du condamné demande à lui parler.

— Est-ce qu’il a une sœur ? dit négligemment Angelo en se tournant vers le prévôt.

— Oui, mon bon seigneur, une toute vertueuse jeune fille qui doit bientôt entrer au couvent, si elle n’y est déjà.

— Eh bien, qu’on la fasse entrer.

Observez bien la jeune fille qui va paraître : c’est une des plus admirables figures que le maître ait jamais peintes. Isabelle est une beauté exceptionnelle parmi les beautés même de Shakespeare. Les femmes que le poëte nous a montrées jusqu’ici sont femmes avant tout : si parfaites, si angéliques qu’elles soient, elles appartiennent toutes à notre humanité ; elles portent toutes notre livrée de chair et de sang. Nos instincts sont les leurs ; elles n’ont pas d’autres émotions que les nôtres. Ce sont nos affections qui les animent et les exaltent jusqu’à la tragédie ; c’est l’amitié qui donne à Émilia le courage de mourir ; c’est l’amour maternel qui tue Constance ; c’est l’amour filial qui tue Cordélia ; c’est l’amour conjugal qui tue Juliette et Desdémona ; c’est l’amour qui tue Ophélia. L’amour leur donne la vie comme il leur donne la mort. C’est l’amour qui, dans la comédie même, règle la destinée de ces adorables créatures : Imogène, Hermione, Miranda, Hermia, Viola, Héro, Portia, Béatrice ! C’est l’amour qui fait la chute de Cressida et le triomphe de Perdita ! La fatalité de la passion gouverne irrésistiblement toutes ces existences.