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LA SOCIÉTÉ.

auriez besoin d’une épingle que vous ne pourriez la demander en termes plus glacés. Revenez à lui, vous dis-je. »

Soufflée par cet étrange conseiller, Isabelle revient à la charge et reprend le plaidoyer interrompu avec une éloquence nouvelle. La boutade de Lucio lui a remis en mémoire l’argument suprême. Chrétienne, elle rassure et fortifie sa conscience, en rappelant le commandement sacré qui a prescrit le pardon des offenses, protégé la femme adultère et amnistié les bourreaux même de l’Homme-Dieu. Elle propose à Angelo l’exemple de cette indulgence divine. Ce n’est plus la justice qu’elle invoque, c’est la pitié.

« Croyez-le bien, aucun des insignes réservés aux grands, ni la couronne du roi, ni le glaive du lieutenant, ni le bâton du maréchal, ni la robe du juge, ne leur ajoutent autant de prestige que la clémence. »

Mais Angelo est logiquement impitoyable. Le juriste, habitué à sévir, ne comprend pas et n’admet pas cette théorie illégale de la mansuétude. Il répond sèchement à Isabelle que son frère est le condamné de la loi et qu’elle perd ses paroles.

— Hélas ! hélas ! s’écrie la vierge inspirée, mais toutes les âmes étaient condamnées, et Celui qui aurait pu si bien se prévaloir de cette déchéance y trouva le remède. Où en seriez-vous si Celui dont émane toute justice vous jugeait seulement d’après ce que vous êtes ? Oh ! pensez à cela, et alors vous sentirez le souffle de la pitié sur vos lèvres, comme un homme nouveau.

— Résignez-vous, c’est la loi et non moi qui condamne votre frère ; fût-il mon fils, il en serait de même de lui : il doit mourir demain.

— Demain ! oh ! si brusquement ! épargnez-le, épargnez-le ! il n’est pas préparé à la mort ! même pour nos cuisines, nous ne tuons un oiseau qu’en sa saison : aurons-nous donc, pour servir le ciel, moins de scrupule