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INTRODUCTION.

En offrant ainsi la couronne au mensonge, Lear a d’avance exclu la sincérité du concours. Un cœur vraiment pur et noble devra résister à cette séduction d’un trône offert pour une parole. Au contraire, les âmes faibles et vicieuses ne pourront manquer de succomber à la tentation. Aussi qu’arrive-t-il ? — Pour obtenir la splendide récompense, Goneril et Régane n’hésitent pas à désavouer leur conscience ; elles épuisent, pour flagornerie roi, tous les artifices du langage ; elles ont recours aux plus fastidieuses hyperboles ; elles rivalisent de fausseté et d’imposture. L’une prétend qu’elle aime son père plus que la vie, l’espace et la liberté, non moins que la vie avec la grâce, la beauté et l’honneur. L’autre affirme qu’elle est faite du même métal que sa sœur et qu’elle ne trouve de félicité que dans l’amour du roi. Enchanté de ces réponses qui résonnent à son oreille comme la plus douce musique, Lear se tourne vers la cadette : « À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moins chère ! que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? »

C’est par cette sommation directe que Cordelia est invitée à tirer profit de son affection. Il faut qu’elle trafique de ce sentiment si pur qu’elle recèle en elle-même, et qu’elle fasse marchandise d’une émotion qui doit toute sa noblesse au désintéressement. Il faut qu’elle prostitue son amour filial à une sordide ambition, et qu’en échange d’une tendresse divine elle prenne ce diadème de clinquant. Ah ! Cordelia estime trop haut son titre de fille pour consentir à un pareil troc : elle rejette comme indigne l’appât que son père lui tend. Le roi lui demande ce qu’elle peut dire pour obtenir une part plus opulente que ses sœurs.

— Rien, monseigneur,

— Rien ?