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INTRODUCTION.

veux noirs et à la menue voix : « Épouser le docteur Caïus ! s’écrie-t-elle, j’aimerais mieux être enterrée vive et lapidée avec des navets ! » Là une phrase ravissante nous explique et la préférence d’Anne pour Fenton et le triomphe futur de celui-ci : « Fenton voltige, il danse, il a les yeux de la jeunesse, il écrit des vers, il parle en style de gala ; il a un parfum d’avril et de mai. Il l’emportera, les fleurs le lui annoncent ; il l’emportera. » Maintenant voulez-vous voir le rival de Fenton, Slender ? C’est encore une retouche qui va vous le révéler : « Maître Slender a une toute petite figure avec une petite barbe jaune comme la barbe de Caïn ; il est d’humeur douce, mais il a la main aussi leste que peut l’avoir un homme à tête vive ; il porte la tête haute et se pavane en cheminant. » La plus grande gloire de Slender, encore mise en lumière par la retouche, c’est d’avoir tenu en laisse le terrible ours Sackerson, le plus féroce de la ménagerie du Bankside. Dans la comédie esquissée, Slender, tout gauche qu’il est, a encore une certaine initiative morale : il conçoit de lui-même l’idée d’épouser Anne Page, et il a assez d’intelligence pour le lui dire dans un tête-à-tête que lui-même a su ménager. Dans l’œuvre revisée, Slender est bien autrement grotesque : son mariage avec Anne Page est une idée du curé Evans, adoptée par Shallow et approuvée par Page, et les trois graves personnages ont beau lui seriner son rôle, il ne vient jamais à bout de faire sa déclaration à la jeune fille. Cette figure de provincial outrecuidant et stupide, qui pour Hazlitt est la plus originale de l’œuvre, n’est pas même entrevue dans l’ébauche ; elle est tout entière une évocation de la retouche. La retouche illumine aussi les autres figures. Si Gué est aussi jaloux de sa femme, c’est que « sa femme jase et a l’œillade agaçante. » Si Page est aussi peu inquiet de la sienue, c’est que mistress Page