Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, I.djvu/102

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Cependant il s’en faut de beaucoup que toutes les découvertes tendant à perfectionner les machines et les outils aient été faites par les hommes destinés à s’en servir personnellement. Un grand nombre est dû à l’industrie des constructeurs de machines, depuis que cette industrie est devenue l’objet d’une profession particulière, et quelques-unes à l’habileté de ceux qu’on nomme savants ou théoriciens, dont la profession est de ne rien faire, mais de tout observer, et qui, par cette raison, se trouvent souvent en état de combiner les forces des choses les plus éloignées et les plus dissemblables. Dans une société avancée, les fonctions philosophiques ou spéculatives deviennent, comme tout autre emploi, la principale ou la seule occupation d’une classe particulière de citoyens. Cette occupation, comme tout autre, est aussi subdivisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants, et cette subdivision du travail, dans les sciences comme en toute autre chose, tend à accroître l’habileté et à épargner du temps. Chaque individu acquiert beaucoup plus d’expérience et d’aptitude dans la branche particulière qu’il a adoptée : il y a au total plus de travail accompli, et la somme des connaissances en est considérablement augmentée[1].

Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple[2]. Chaque ouvrier se

  1. Adam Smith aurait fort à rabattre des espérances que lui donnaient les phénomènes de la division du travail, s’il voyait aujourd’hui à quel état de misère et d’abjection l’exagération de ce principe a réduit les classes ouvrières dans son pays. La condition des esclaves dans l’antiquité et celle des noirs dans nos colonies sont mille fois préférables au sort des tisserands et de certains fileurs, en Angleterre. Voyez à ce sujet le livre de M. Buret, intitulé : De la misère des classes ouvrières en Angleterre et en France ; 2 vol. in-8o, 1811, et l’enquête dirigée par le respectable M. Fletcher, (Handloom Weavers inquiry) qui a été publiée en 1840 par les ordres du parlement. A. B.
  2. Mais quels sont ceux qui recueillent les fruits de cette amélioration dans les facultés productives du travail ? Quelle est, parmi les différentes classes de la société, celle qui ajoute à ses commodités et jouissances personnelles tout ce qui résulte de cette augmentation de produits ? Quelle est celle qui profite directement de l’abondance générale des richesses et qui ne les reverse sur les autres membres de la société qu’en raison du prix qu’elle met à leurs Services et selon la proportion plus ou moins libérale dans laquelle elle juge à propos de payer ces services ? Nous verrons, en suivant les développements de la doctrine de notre auteur, que, dans cette masse toujours croissante des produits du travail, la part assignée au travail, prise en masse et quelle que soit l’inégalité des portions dispensées à chaque individu salarié, reste toujours nécessairement bornée à la quantité de subsistances indispensable pour alimenter le travail et pour l’entretenir ; que la part de ces produits attribuée à l’entrepreneur du travail, comme profit de ses avances, est également limitée par la somme de capital indispensable pour tenir le travail en activité, et que l’accumulation des capitaux étant toujours croissante à mesure que le travail donne plus de produits, le taux de profit afférent à chaque portion de capital employé va toujours en baissant à proportion qu’augmente la somme totale des capitaux qui concourent au même service ; qu’enfin, après la déduction de ces salaires et de ces profits, qui est la charge inhérente au travail, sans laquelle il n’aurait pu être exécuté, tout le surplus des produits appartient exclusivement aux propriétaires fonciers, qui l’appliquent selon qu’il leur plaît à leur satisfaction personnelle ; qu’ils peuvent arbitrairement le consacrer soit à leurs besoins, soit à ces fantaisies qui naissent de l’opulence et d’un pouvoir illimité sur le travail d’autrui ; que tout perfectionnement dans les moyens de travail, tout procédé, toute découverte qui tend à multiplier ses produits, tourne directement ou indirectement au profit de cette classe de la société, parce que le droit de propriété lui conférant celui de distribuer à son gré les subsistances et les matières premières, elle s’enrichit de toute l’utilité que le travail peut acquérir et de toute la valeur ajoutée aux matières ; que, dans cette relation entre les diverses classes de la société, qui ne consiste qu’en services rendus et en services commandés, ceux qui vivent de services sont toujours forcés par la concurrence de les offrir au plus bas prix possible, tandis que le territoire qui paye et entretient ces services, restant circonscrit dans les mêmes limites, et ne pouvant croître en étendue et en fertilité à proportion de l’accroissement des consommations de son produit, les maîtres de ce territoire sont investis d’un monopole sur tout le travail de la société, et n’ont à supporter que les charges inhérentes à ce travail ; d’où il suit que si tel individu, non propriétaire foncier, participe à toutes les jouissances que la grande richesse peut procurer, il ne jouit de cet avantage que parce qu’il le reçoit d’une manière plus ou moins immédiate de quelques propriétaires fonciers qui consentent à payer avec libéralité le service de ses talents ou de ses capitaux*. Garnier.

    *. Cette note du traducteur d’Adam Smith est extrêmement remarquable, parce qu’elle caractérise de la manière la plus naïve les doctrines de l’École économique anglaise, ou plutôt les conséquences qu’on a prétendu en tirer. On n’admet plus aujourd’hui que la part des profits du travailleur demeure toujours nécessairement bornée à la quantité de substances indispensable pour l’alimenter, c’est-à-dire pour l’empêcher de mourir ; personne n’ose plus soutenir que tous les profits reviennent exclusivement aux propriétaires fonciers, en vertu du singulier droit de l’appliquer aux fantaisies qui naissent de l’opulence, et du monopole dont ils sont investis sur tout le travail de la société. Ce sont là des préjugés qui appartiennent à l’école de Quesnay et dont le livre même d’Adam Smith a fait justice. M. le sénateur Garnier nous semble avoir eu tort d’imputer à ce grand économiste une telle hérésie. Celle prétention étrange n’a pris naissance que dans les écrits de Malthus, de Ricardo, de M. Mac Culloch et de M. Senior, les vrais représentants de l’école Impitoyable et fataliste, dont l’Essai sur le principe de population est la plus habile et la plus énergique expression. La marche naturelle des choses réfute chaque jour celle inique doctrine. Loin que les grands propriétaires fonciers soient les dispensateurs naturels et exclusifs de la richesse, en qualité de propriétaires, ils vivent en réalité du travail de leurs fermiers, lorsqu’ils ne sont pas cultivateurs eux-mêmes, et nous marchons d’un pas assez rapide vers le moment où ils seront tous forcés de cultiver ou de vendre, s’ils veulent avoir un revenu. A. B.