Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/202

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172 ŒUVRES DE STENDHAL. nobe congé et-vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de Guillaume et s’en vint à sa femme, et lui conta ce qu’il avait vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut sa femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci, comme homme qui n’avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui conta tout ce qui s’était passé mot à mot. Et la femme manda sa sœur, et par elle sut bien que Guillaume n’avait pas tort. Et pour cela elle lui dit et commanda qu’il fit une chanson par laquelle il montrât qu’il n’aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit :

« La douce pensée « Qu’amour souvent me donne. »

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château, et il lui coupa la tète, qu’il mit dans un carnier ; il lui tira le cœur du corps et il le mit avec la tête. Il s’en alla au château; il fit rôtir le cœur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans qu’elle le sût. Quand elle l’eut mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu’elle venait de manger était le cœur du seigneur Guillaume de Gabstaing, et lui montra la tête et lui demanda si le cœur avait été bon à man- ger. Et elle entendit ce qu’il disait et vit et connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le cœur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le cœur du seigneur Guil- laume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à fuir, se jeta d’un balcon en bas et se cassa la tète. « Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi d’Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces con- trées eurent grande douleur et grande tristesse de la mort du sei-