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sa sœur Pauline. En revanche il adore sa mère, Henriette Gagnon, mais en amoureux, prétend-il, plus qu’en fils : elle était jolie, sémillante, vive, et italienne à demi. Elle mourut jeune, avant trente ans. Il est probable qu’il retrouvait un peu d’elle dans son grand-père, le docteur Henri Gagnon, vieillard alerte et lettré, dont les manières, les idées et la bibliothèque l’initièrent à l’esprit du XVIIIe siècle, et dans son oncle Romain Gagnon, don Juan de province, de qui la mauvaise conduite et les principes libertins ravissaient le précoce neveu.

À cette école, et Jean-Jacques aidant, Henri Beyle fut un adolescent troublé. Il s’éprend d’une actrice en tournée, Mlle  Kably, puis de la sœur d’un ami, Victorine Bigillion. Mais la passion politique devance encore ces sentimentalités : n’avait-il pas pour compagnons un Mounier, un Barnave ? Jacobin de dix ans dans une famille royaliste, il applaudit à l’exécution de Louis XVI et, l’année suivante, à celle de deux prêtres grenoblois, Revenaz et Quillabert. Plus grand, il vénère dans le géomètre Gros, qui lui donne des répétitions, autant le républicain que le savant. Notons chez le jeune Beyle ce goût des mathématiques. Sorti brillamment, en 1799, de l’école centrale de Grenoble, il devait devenir un polytechnicien distingué. Mais l’air de Paris le grise, dès les premiers pas qu’il y fait. Son père lui assurait une pension de 150 francs par mois. Il se crut riche, se vit libre, et tourna le dos au concours.

Bientôt il s’ennuie dans la petite chambre qu’il a louée près des Invalides. L’ennui le rend malade. Il est recueilli dans cette détresse par un parent et un compatriote, Noël Daru. Mme  Daru lui prodigue des soins maternels. Les Daru avaient onze enfants, dont deux furent particulièrement mêlés à la vie de Beyle : l’un est Pierre, le célèbre administrateur au ministère de la guerre, véritable directeur de l’intendance dans les armées napoléoniennes, personnage important, influent, terriblement laborieux et passablement sévère ; l’autre, beaucoup plus accessible et plus frivole, est Martial Daru, un second Romain Gagnon, professeur d’élégance et de volupté. « Je lui dois, proclame Beyle dans ses Souvenirs d’égotisme, le peu que je sais dans l’art de me conduire avec les femmes. » C’est le ton de Perse remerciant Cornutus de lui avoir enseigné la vertu.