Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/133

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ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu’est-ce qu’un demi-siècle ou un siècle tout entier, comparé à une éternité de supplices ? etc.

On voyait, à l’air dont Fabrice parlait, qu’il cherchait à arranger ses idées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était clair qu’il ne récitait pas une leçon.

Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les manières simples et graves le gênaient.

— Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement je vois qu’on donne une excellente éducation dans l’Académie ecclésiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu.

Et il lui tourna le dos.

« Je n’ai point plu à cet animal », se dit Fabrice.

« Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu’il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose ; en ce cas il serait complet… Peut-on répéter avec plus d’esprit les leçons de la tante ? Il me semblait l’entendre parler ; s’il y avait une révolution chez moi ce serait elle qui rédigerait Le Moniteur, comme jadis la San Felice à Naples ! Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu perdue ! Avis aux femmes de trop d’esprit. » En croyant Fabrice l’élève de sa tante, le prince se trompait : les gens d’esprit qui naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt toute finesse de tact ; ils proscrivent, autour d’eux, la liberté de conversation qui leur paraît grossièreté ; ils ne veulent voir que des masques et prétendent juger de la beauté du teint ; le plaisant c’est qu’ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire ; il est vrai qu’il ne songeait pas deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il avait de l’esprit, mais il avait la foi.

Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le XIXe siècle s’est entiché, n’étaient à ses yeux qu’une hérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d’âmes, comme la peste tandis qu’elle règne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délices les journaux français, et faisait même des imprudences pour s’en procurer.

Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à sa tante les diverses attaques du prince :

— Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père Landriani, notre excellent archevêque ; vas-y à pied, monte doucement l’escalier, fais peu de bruit dans les antichambres ;