Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/140

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lui, contredisant toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l’écouter à peine, et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l’avant-veille encore, l’auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice : jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble ! Fabrice faisait plus d’attention que la duchesse aux embarras qu’il racontait.

"Réellement, se dit-il, cette tête joint l’extrême bonté à l’expression d’une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire : Il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où l’esprit soit nécessaire son regard se réveille et vous étonne, et l’on resté confondu.

« Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu ! comment combattre un tel ennemi ? Et après tout, qu’est-ce que la vie sans l’amour de Gina ? Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde ! »

Une idée atroce saisit le comte comme une crampe : « Le poignarder là devant elle, et me tuer après ? »

Il fit un tour dans la chambre, se soutenant à peine sur ses jambes, mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce qu’il pouvait faire. Il dit qu’il allait donner un ordre au laquais, on ne l’entendit même pas ; la duchesse riait tendrement d’un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. « Il faut être gracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme », se disait-il en revenant et se rapprochant d’eux.

Il devenait fou ; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses yeux."Cela est impossible en ma présence, se dit-il ; ma raison s’égare. Il faut se calmer ; si j’ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate ; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu’ils sentent l’un pour l’autre ; et après, en un instant, toutes les conséquences.

"La solitude rendra ce mot décisif, et d’ailleurs une fois la duchesse loin de moi, que devenir ? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerai-je au milieu de ces gens fous de bonheur ?

« Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo ? » (Cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour ! ) Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode) ! Quelle douleur pour un