Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/329

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que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation, toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, en s’ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle était si violente qu’ils ne connaissaient plus qu’elle, toujours il fallait penser aux autres.

Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n’était plus contraire à sa nature, et il se rappela le sentiment de honte qu’il avait souvent surpris dans Anna lorsqu’elle aussi était forcée au mensonge.

Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange sensation de dégoût et de répulsion qu’il ne pouvait définir. Pour qui l’éprouvait-il ?… Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le monde entier ?… Il n’en savait rien. Autant que possible il chassait cette impression.

« Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille ; maintenant elle ne peut plus l’être, quelque peine qu’elle se donne pour le paraître. »

Et pour la première fois l’idée de couper court à cette vie de dissimulation lui apparut nette et précise : le plus tôt possible serait le mieux.

« Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre amour, nous allions nous cacher quelque part », se dit-il.