Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/340

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coup sur un ton tout différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela.

— Mais, Anna !

— Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J’en comprends la bassesse et l’horreur, mais il n’est pas aussi facile que tu le crois d’y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus jamais rien de cela. Tu me le promets ?

— Je promets tout ; comment veux-tu cependant que je sois tranquille, après ce que tu viens de me confier ? Puis-je rester calme quand tu l’es si peu ?

— Moi ! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tourmente, mais cela passera si tu ne me parles plus de rien.

— Je ne comprends pas…

— Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir ; tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour moi.

— C’est précisément ce que je me disais de toi ! je me demandais tout à l’heure comment tu avais pu t’immoler pour moi ! Je ne me pardonne pas de t’avoir rendue malheureuse !

— Moi, malheureuse ! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec un sourire plein d’amour. Moi ! mais je suis semblable à un être mourant de faim auquel on aurait donné à manger ! Il oublie qu’il a froid et qu’il est couvert de guenilles, il n’est pas malheureux. Moi, malheureuse ! Non, voilà mon bonheur… »