Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/51

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— J’ai l’honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch », dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effilés.

Le visage de Levine se rembrunit ; il serra froidement la main qu’on lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu’il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l’écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu’on s’adressât à lui, non comme à Constantin Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef.

« Non, je ne m’occupe plus d’affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s’adressant à Oblonsky.

— Cela s’est fait bien vite, s’écria celui-ci en souriant. Mais comment ? pourquoi ?

— C’est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l’empêcha pas de continuer. — Pour être bref, je me suis convaincu qu’il n’existe et ne peut exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D’une part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune, ni assez vieux pour m’amuser de joujoux, et d’autre part c’est — il hésita — un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements ; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner. » Il dit ces paroles avec chaleur et de l’air d’un homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs.