Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/214

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Le malade resta longtemps immobile, mais il vivait et soupirait par instants ; fatigué de la tension de sa pensée, Levine sentait qu’il n’était plus à l’unisson du mourant ; il n’avait plus la force de penser à la mort ; les idées les plus disparates lui venaient à l’esprit ; il se demandait ce qu’il allait avoir à faire : lui fermer les yeux, l’habiller, commander le cercueil ? Chose étrange : il se sentait froid et indifférent ; le seul sentiment qu’il éprouvât était plutôt de l’envie, son frère avait désormais une certitude à laquelle lui, Levine, ne pouvait prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant la fin ; elle ne venait pas. La porte s’entr’ouvrit et Kitty parut ; il se leva pour l’arrêter, mais aussitôt le mourant s’agita.

« Ne t’en va pas », dit-il étendant la main. Levine prit cette main dans la sienne et fit un geste mécontent à sa femme pour la renvoyer.

Tenant toujours cette main mourante, Levine attendit une demi-heure, une heure, puis encore une heure. Il avait cessé de penser à la mort et songeait à Kitty ; que faisait-elle ? Qui pouvait bien demeurer dans la chambre voisine ? Le docteur avait-il une maison à lui ? Puis il eut faim et sommeil. Doucement il dégagea sa main pour toucher les pieds du mourant ; ils étaient froids, mais Nicolas respirait toujours. Levine essaya de se lever sur la pointe des pieds ; aussitôt le malade s’agita et répéta : « Ne t’en va pas ».

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Le jour parut, et la situation restait la même.