Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/368

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« N’est-ce pas immoral ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— Pourquoi ? N’oublie pas que j’ai le choix entre un état de souffrance et la possibilité d’être un camarade pour mon mari, car je le considère comme tel ; si le point est discutable en ce qui te concerne, il ne l’est pas pour moi. Je ne suis sa femme qu’autant qu’il m’aime, et il me faut entretenir cet amour. »

Dolly était en proie aux réflexions sans nombre que ces confidences faisaient naître dans son esprit. « Je n’ai pas cherché à retenir Stiva, pensait-elle, mais celle qui me l’a enlevé y a-t-elle réussi ? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui n’a pas empêché Stiva de la quitter aussi ! Et le comte sera-t-il retenu par les moyens qu’emploie Anna ? ne trouvera-t-il pas, quand il le voudra, une femme plus séduisante encore ? » Elle soupira profondément.

« Tu dis que c’est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly la désapprouvait, mais songe donc que mes enfants ne peuvent être que de malheureuses créatures destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance ?

— C’est pourquoi tu dois demander le divorce. »

Anna ne l’écoutait pas, elle voulait aller jusqu’au bout de son argumentation.

« La raison m’a été donnée pour ne pas procréer des infortunés ; s’ils n’existent pas, ils ne connaissent pas le malheur ; mais, s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi. »