Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/93

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lorsque Alexis Alexandrovitch avait écarté ses mains de sa figure, et, se rejetant en arrière sur le divan en fermant les yeux :

« Dormir ! oublier ! » se répéta-t-il.

Alors le visage d’Anna, tel qu’il lui était apparu le soir mémorable des courses, se dessinait plus rayonnant encore, malgré ses yeux fermés.

« C’est impossible, et ne sera pas ; comment veut-elle effacer cela de son souvenir ? Je ne puis vivre ainsi ! Comment nous réconcilier ? » Il prononçait ces mots tout haut sans en avoir conscience, cette répétition machinale empêchant pendant quelques secondes les souvenirs et les images qui assiégeaient son cerveau de se renouveler. Mais les doux moments du passé et les humiliations récentes reprenaient vite leur empire. « Découvre ton visage », disait la voix d’Anna, il écartait les mains, et sentait à quel point il avait dû paraître humilié et ridicule.

Wronsky resta ainsi couché, cherchant le sommeil sans espoir de le trouver, et murmurant quelque bribe de phrase pour écarter les nouvelles et désolantes hallucinations qu’il croyait pouvoir empêcher de surgir. Il écoutait sa propre voix répéter avec une étrange persistance : « Tu n’as pas su l’apprécier, tu n’as pas su l’apprécier ; tu n’as pas su profiter, tu n’as pas su profiter. »

« Que m’arrive-t-il ? deviendrais-je fou ? » se demanda-t-il. « Peut-être. Pourquoi devient-on fou ? et pourquoi se suicide-t-on ? » Et, tout en se répondant à lui-même, il ouvrait les yeux, regardant avec étonnement à côté de lui un coussin brodé par sa