Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/191

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Ainsi donc, vous pouvez rester et nous suivre là où nous entraînera notre malheureux sort. On va à Olmütz, dit-on ; c’est une fort jolie ville : nous pourrons y arriver dans ma calèche fort agréablement.

— Pour Dieu, cessez vos plaisanteries, Bilibine.

— Je vous parle sérieusement et en ami. Jugez-en : pourquoi partez-vous quand vous pouvez rester ici ? De deux choses l’une : ou bien la paix sera conclue avant que vous arriviez à l’armée ; ou bien il y aura une débâcle, et vous partagerez la honte de l’armée de Koutouzow… »

Et Bilibine déplissa son front, convaincu que son dilemme était irréfutable.

« Je ne puis pas en juger, » répondit froidement le prince André.

Et au fond de son cœur il pensait :

« Je pars pour sauver l’armée !

— Mon cher, vous êtes un héros ! » lui cria Bilibine.


XII

Après avoir pris congé du ministre de la guerre, Bolkonsky partit dans la nuit avec l’intention de rejoindre l’armée, qu’il ne savait plus où trouver, et avec la crainte de tomber entre les mains des Français.

À Brünn, la cour faisait ses préparatifs de départ, et le gros des bagages était déjà expédié sur Olmütz.

En arrivant aux environs d’Etzelsdorf, le prince André se trouva tout à coup sur le passage de l’armée russe, qui se retirait en grande hâte et en désordre, et dont les nombreux chariots qui encombraient la route empêchèrent sa voiture d’avancer. Après avoir demandé au chef des cosaques un cheval et un homme, le prince André, fatigué et mourant de faim, dépassa les fourgons pour s’élancer à la recherche du général en chef. Les bruits les plus tristes arrivaient à ses oreilles tout le long du chemin, et la confusion qu’il voyait autour de lui ne semblait que trop les confirmer.

« Cette armée russe que l’or de l’Angleterre a transportée des extrémités de l’univers, nous allons lui faire éprouver le même sort (le sort d’Ulm), » avait dit Bonaparte dans son