Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/211

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figures décomposées, sentaient le calme leur revenir ; officiers et soldats le saluaient gaiement et, s’excitant les uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.


XVII

Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le bruit de la fusillade et où l’action se dérobait derrière l’épaisse fumée qui l’enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille était proche. Ils se croisaient avec des blessés ; l’un d’eux, sans shako, la tête ensanglantée, soutenu sous les bras par deux soldats, rendait du sang à flots et râlait : la balle lui était sans doute entrée dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus effaré que souffrant, marchait résolument et agitait, sous l’impression encore toute fraîche de la douleur, sa main mutilée d’où le sang coulait à flots sur sa capote. Après avoir traversé la grande route, ils descendirent une pente escarpée sur laquelle gisaient quelques hommes ; un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et en gesticulant, malgré la présence du général. À quelques pas de là on distinguait déjà dans la fumée les lignes des capotes grises, et un officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient en leur ordonnant de retourner sur leurs pas.

Le général en chef s’approcha des rangs d’où partaient à chaque instant des coups secs qui étouffaient le bourdonnement des voix et les cris des commandements ; les figures animées des soldats étaient noires de poudre : les uns enfonçaient la baguette dans le fusil, les autres versaient la poudre dans le bassinet et tiraient les cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard, à travers le nuage de fumée épais et immobile dont l’atmosphère était imprégnée ; à des intervalles rapprochés, des sons et des sifflements aigus, d’une nature particulière, chatouillaient désagréablement l’oreille : « Qu’est-ce donc ? se dit le prince André en approchant de cette cohue… Ce ne sont pas des tirailleurs, car ils sont en masse ; ce n’est pas une attaque, puisqu’ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le carré ? »