Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/40

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cesse de voir, je t’en prie, ces Kouraguine ; cesse de mener cette existence ; cela te va si peu, toute cette débauche, cette vie à la hussarde, cette…

— Que voulez-vous, mon cher, dit Pierre en haussant les épaules ; les femmes, mon ami, les femmes !

— Je n’admets pas cela, répondit André : les femmes comme il faut, oui, mais pas celles de Kouraguine ; celles-là et le vin, je n’admets pas cela. »

Pierre demeurait chez le prince Basile et partageait la vie dissipée de son fils cadet Anatole, celui-là même qu’on voulait marier à la sœur du prince André pour tâcher de le corriger.

« Savez-vous, dit Pierre, comme s’il lui était venu tout à coup une heureuse inspiration, j’y ai sérieusement réfléchi depuis longtemps ! Grâce à ce genre de vie, je ne puis ni me décider, ni penser à rien. J’ai des maux de tête et pas d’argent. Il m’a encore invité pour ce soir, mais je n’irai pas !

— Donne-moi ta parole d’honneur que tu cesseras d’y aller.

— Je vous la donne ! »


IX

Il était une heure passée lorsque Pierre quitta son ami. C’était par une nuit de juin, une de ces nuits de Pétersbourg, presque sans crépuscule ; il monta dans une voiture de louage avec l’intention bien arrêtée de rentrer chez lui. Mais plus il avançait, plus il sentait qu’il lui serait impossible de dormir pendant cette nuit qui ressemblait au matin ou au soir d’un beau jour. Son regard plongeait au loin dans les rues désertes. Chemin faisant, il se rappela que la société habituelle des joueurs devait se trouver réunie chez Anatole Kouraguine ; après le jeu, on se mettait à boire, et le tout finissait par un des plaisirs favoris de Pierre.

« Si j’y allais ? » se dit-il, et il pensa à la parole qu’il venait de donner au prince André.

Mais en même temps, comme il arrive souvent aux gens sans caractère, il lui prit une si furieuse envie de jouir une fois encore de cette vie de libertinage, qu’il ne connaissait, hélas, que trop bien, qu’il se décida à aller chez Anatole, tout en se disant que son engagement n’avait aucune valeur, puis-