Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/105

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couper la voie. Grâce à cette manœuvre, il arriva sur lui au moment où les chiens du « petit oncle » le forçaient pour la seconde fois.

Danilo galopait sans rien dire, tenant de la main gauche son couteau hors de la gaine, et battant de son long fouet, comme avec un fléau, les flancs tendus de son bai brun couvert d’écume. Il avait à peine dépassé Nicolas, que celui-ci entendit comme le bruit de la chute d’un corps : c’était Danilo qui venait de s’abattre sur l’arrière-train du loup et le tenait par les oreilles. Tous, chasseurs, chiens, jusqu’au loup lui-même, se disaient que cette fois c’était bien fini ! Le loup tenta cependant un dernier effort pour se dégager, mais les chiens se ruèrent sur lui ; Danilo se releva, et se laissa de nouveau tomber de tout son poids sur la bête sans lui lâcher les oreilles. Nicolas allait frapper le loup qui râlait.

« C’est inutile, lui dit Danilo, nous lui enfoncerons le bâton dans la gueule, » et, appuyant son pied sur la gorge de l’animal, il passa un pieu, gros et court, entre ses mâchoires serrées ; on lui lia les pattes et Danilo le chargea sur ses larges épaules. Fatigués mais heureux, tous l’aidèrent à attacher le loup sur le dos de son cheval qui frémissait d’inquiétude, et, au bruit des hurlements de la meute, on l’emporta au rendez-vous de chasse ; chacun vint examiner le loup, dont la large tête carrée pendait entraînée par le poids du pieu fiché dans sa gueule, et dont les grands yeux vitreux regardaient encore cette foule de chiens et de chasseurs. Au moindre attouchement, ses jambes tremblaient, et ses yeux continuaient à regarder avec une étrange fixité ceux qui l’entouraient. Le comte Élie Andréïévitch fit comme les autres :

« Oh, le vieux loup ! C’est un vieux, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Danilo.

— Certainement… un vieux ! répondit Danilo en se découvrant avec respect.

— Dis donc, sais-tu que tantôt tu t’es joliment emporté ? »

Danilo ne répondit rien, et un sourire humble et confus d’enfant gâté passa sur ses lèvres.


VI

Le vieux comte retourna chez lui ; Pétia et Natacha lui promirent de le suivre de près. La matinée étant encore peu