Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/126

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elle le revit, « lui », et sentit ses regards passionnés fixés sur elle : « Qu’il revienne au plus tôt ! J’ai si grand’peur qu’il ne tarde encore !… Et puis, il n’y a pas à dire, je vieillis, et je ne serai plus ce que je suis à présent… Qui sait ? Peut-être arrivera-t-il aujourd’hui ? Peut-être est-il déjà arrivé ? Peut-être est-il là, au salon ?… Ne serait-il pas par hasard ici depuis hier, et ne l’aurais-je pas oublié ?… » Elle se leva, déposa sa guitare, et passa dans la pièce voisine. Tout le monde était réuni autour de la table de thé, les professeurs, les gouvernantes, les invités ; les domestiques servaient les uns et les autres… mais le prince André n’y était point !

« Ah ! la voilà, dit le vieux comte, viens t’asseoir ici ! » Mais Natacha s’arrêta près de sa mère, sans répondre à l’invitation de son père ; ses yeux cherchaient quelqu’un.

« Maman… donnez-le-moi, donnez-le-moi plus vite, plus vite, » murmura-t-elle en retenant avec peine un sanglot. Elle s’assit et écouta la conversation : « Mon Dieu, se dit-elle, toujours les mêmes personnes, et toujours la même chose… Papa aussi tient sa tasse comme d’habitude, et souffle dessus comme hier, comme il soufflera demain… » Elle éprouva une sourde irritation contre eux tous, et elle leur en voulait de ce qu’il n’y avait rien de changé.

Après le thé, Nicolas, Sonia et Natacha se blottirent dans leur coin favori de la grande salle : c’était là qu’ils causaient entre eux à cœur ouvert.


X

« T’arrive-t-il quelquefois, dit Natacha à son frère, de sentir qu’on n’a plus rien devant soi, qu’on a déjà reçu toute sa part de bonheur, et d’être, non pas ennuyé, mais profondément triste ?

— Certainement ! Il m’est arrivé bien souvent de voir des amis et des camarades gais et en train, de l’être moi-même comme tous les autres, et de me trouver tout à coup envahi par une tristesse et un dégoût invincibles de la vie, au point de me demander si ce ne serait pas pour chacun de nous l’heure de mourir. Je me souviens, par exemple, qu’un jour, au régiment, la musique jouait, et j’étais plongé dans une telle mélancolie, que je n’ai pas même songé à aller parader à la promenade !